« Les animaux, quels animaux ? C’est vous que j’étudie »

Kaltenburg, roman de Marcel Beyer, est à paraître dans une excellente traduction de l’allemand par Cécile Wajsbrot aux éditions Métailié dans la collection Bibliothèque allemande dirigée par Nicole Bary (en librairie le 16 septembre 2010).

À propos de Voix de la nuit, traduit en 1997, lire l’article de Jean-Claude Lebrun paru dans L’Humanité.


Bookmark and Share


             Bombardement de Dresde, février 1945.
             Au-dessus du Grosser Garten les oiseaux prennent feu en plein ciel. IIs tombent ailes nues, bec noirci. Pics, chats-huants, pigeons ramiers, canards souchets et siffleurs, sarcelles, cygnes, flamants s’abattent sur les épaules terrorisées d’un adolescent comme des morceaux de goudron - mottes d’une matière indiscernable.
             « Je la mis sous mon nez [se souvient Hermann Funk le narrateur] – mais la rejetai loin comme par réflexe, le plus loin possible de moi. Ce que j’avais senti c’était de la chair brûlée. »
             Cette nuit-là, quel oiseau égaré de quelle espèce originaire des tropiques ou de Sibérie aurait volé assez haut pour échapper à l’incendie par les hommes de la ville et du ciel ?

             L’année suivante, Hermann Funk reçoit une paire de jumelles de fabrication soviétique pour l’anniversaire de ses douze ans, cadeau de la famille adoptive qui l’a recueilli.

Des jumelles qui avaient dû remplir leur office au cours de l’avancée sur Dresde, m’imaginais-je, et, comme s’il restait la trace des choses vues, sur la lentille, je me représentais qu’elles avaient retenu une part des paysages et des objets sur lesquels un officier de l’Armée rouge les avait braquées. […]
Avec ces jumelles, l’officier a observé la vallée de l’Elbe, inspecté le fleuve à la recherche d’un pont et enfin découvert au loin une construction métallique surgie des ruines, d’un bleu scintillant. Et sur la route de Dresde, dans son champ de vision comme à présent dans le mien, ne cessaient d’apparaître des oiseaux. Le jour, il regarde les oies sauvages qui viennent du sud et font halte au bord d’un lac et il ne se passe guère de nuit sans qu’il se réveille et croie entendre des battements d’ailes, au-dessus de ses quartiers. Au fur et à mesure des semaines, le nombre de nids de cigognes augmente, désormais il ne compte plus ceux qui sont occupés mais ceux qui sont abandonnés.

             À Posen, future Poznan, il aimait parcourir la campagne avec son père botaniste et regarder les oiseaux. L’orphelin pourra observer de plus près les survivants de l’hiver 1945 et ceux qui voleront après eux.
             Devenu ornithologue, il va étudier les oiseaux tout au long de sa vie dans une Allemagne de l’Est qu’il ne quittera jamais.

             L’Allemagne est réunifiée quand une jeune interprète qui doit intervenir dans un congrès international vient lui demander conseil pour la traduction des noms d’oiseaux.

Tandis que je parcourais cette rangée, elle se mit à tracer un tableau dans son carnet, vinrent s’ajouter les noms anglais correspondants, elle s’était procuré un lexique anglais, feuilletait son Peterson, la section des fringilles : chaffinch, brambling, linnet, twite, redpoll, serin, bullfinch, hawfinch et ainsi de suite jusqu’à siskin, greenfinch et goldfinch pour Stieglitz, le chardonneret. Mais, l’interrompis-je, ne confondre en aucun cas le Stieglitz avec le chardonneret jaune, ne pas non plus le mettre sur le même plan que le pinson des neiges, snowfinch, qui n’est pas un pinson mais un moineau, tout comme il ne faut pas traduire scarlet rosefinch, roselin cramoisi, par Rosenfink, en allemand, mais par Karmingimpel, le rosenfink n’existant qu’en suédois.

             Les questions de Katharina Fisher vont amener le vieil homme à raconter ses souvenirs et à dresser, en arrière-plan, le tableau d’une époque que la jeune femme n’a pas connue.

             Hermann Funk a été tour à tour l’enfant admiratif, l’étudiant assidu, l’assistant et le collaborateur fidèle du professeur Ludwig Kaltenburg [1] qui donne son titre au roman. Il l’aura mieux connu que ses parents, dit-il à Katharina Fisher.

             « Les oiseaux, quels oiseaux ? C’est vous que j’étudie », s’emportait le professeur quand on l’interrogeait sur sa passion pour les choucas.

C’est avec Tchok qu’il [Kaltenburg] avait commencé d’approfondir l’observation des oiseaux. Ses expériences avec le choucas lui ouvrirent tout un univers. Tchok lui procura sa première reconnaissance importante chez les ornithologues. Un lien particulièrement étroit, sans nul doute décisif. Et pourtant, aucune tristesse.
Aurait-il souhaité que son premier choucas fût encore en vie ? Cela aurait signifié contredire la nature. Avait-il envie de revenir à l’époque où Tchok était avec lui jour et nuit – non, il n’y pensait plus, il ne voudrait pas échanger l’époque présente contre la période de l’entre-deux-guerres. D’une certaine façon, Tchok n’était pas mort, il vivait à travers ses descendants, à chaque couvée, à son grand étonnement, Kaltenburg découvrait des caractéristiques de Tchok. Ainsi en était-il venu à appeler le jeune choucas qui ressemblait le plus à Tchok Tachok, et dans la descendance de celui-ci, le plus semblable, de nouveau, Tachotchek, puis venait un deuxième Tchok – et ainsi de suite de génération en génération.

             Pour Hermann Funk, raconter sa vie c’est raconter celle de Kaltenburg dès les années trente où celui-ci avait fréquenté la maison familiale puis, après la guerre, de son retour de captivité en URSS à son départ pour Vienne, sa ville natale, en 1989, à l’occasion d’une conférence. C’est aussi raconter ce que signifiait travailler avec lui sous le régime communiste est-allemand.

             Si les travaux ornithologiques de Kaltenburg sont traduits, publiés dans le monde entier, sa personnalité intellectuelle et son grand ouvrage, Les Formes premières de la peur, restent controversés. Plus ses travaux sont reconnus, plus son passé fait l’objet de soupçons récurrents.
             À quoi faisait-il allusion quand il déclarait « Il faut rester attaquable » : à son mépris des conventions sociales qui lui a permis de développer, à son idée, l’Institut ornithologique de Loschwitz ou à son engagement dans la Wehrmarcht ?
             Que peut-on comprendre de la vie d’un autre, et même de sa propre vie ? se demande le narrateur au fil des conversations avec Katharina Fisher. Qu’acquiert-on avec les années : la capacité d’oublier ou de se souvenir ? Le portrait de Kaltenburg fait peu à peu trembler les lignes de contour les plus visibles, l’approche accroît l’incertitude.

***

             L’ornithologie est la paire de jumelles que dirige le romancier Marcel Beyer sur l’histoire de l’Allemagne au XXe siècle. Partant, il décrit :
             la façon dont les oiseaux vivent dans leur milieu naturel, migrent, communiquent entre eux et avec nous, acceptent ou refusent la proximité humaine
             les techniques de taxidermie, l’étiquetage, la conservation
             la collaboration entre muséums d’histoire naturelle et leurs échanges cordiaux ou réticents
             les relations des chercheurs avec le régime politique qui subventionne leurs travaux.

             Partant, il rappelle :
             l’interdiction faite jadis à ceux qui portaient l’étoile jaune de posséder des oiseaux chanteurs
             les collections d’animaux du muséum de Dresde évacuées vers Leningrad pendant la Seconde Guerre mondiale et non restituées
             ce qu’était la mainmise du parti communiste sur la vie quotidienne, la nuit – « Un voisin en pyjama et deux hommes en manteau de cuir » - comme le jour quand certains collègues de travail étaient des informateurs de la Stasi.

             Il écoute Kaltenburg s’interroger sur la frontière entre l’animal et l’humain, entre l’inné et l’appris, les possibilités de transmission, les conditions de survie en milieu hostile. Il l’écoute débattre avec ses interlocuteurs des notions de liberté, de vie et de mort.

***

             L’histoire et la pratique de l’ornithologie croisent ici les multiples histoires et pratiques de cette époque : nationale et internationale, politique, policière, éducative, technique. Les personnages appartiennent à la communauté scientifique mais aussi à la société civile. La possibilité, la poursuite de leurs travaux ont dépendu, selon les périodes, du fait qu’ils étaient aryens ou juifs, nés de tel ou tel côté d’une frontière, prêts aux compromissions ou refusant d’obéir, de se taire.
             L’ornithologie n’est pas un simple prétexte littéraire. Kaltenburg propose une lecture de l’Histoire comme globalité active où chaque élément – y compris l’ornithologie et le roman – entre en interaction avec tous les autres, dont l’interprétation se construit dans un va-et-vient progressif entre ce qu’on appelle « les faits » et le récit qu’en fait chacun, y compris l’ornithologue et l’écrivain.

             Le roman de Marcel Beyer intègre ses propres points critiques, réfutations et contradictions. Des discussions sur la science et l’art comme outils de connaissance se déroulent entre Martin Spengler le plasticien [2] et Kaltenburg, le professeur reprochant à son ancien élève de créer ses œuvres à partir de ses impressions plutôt qu’en se fondant sur l’observation, de préférer l’empathie de l’artiste au regard objectif du scientifique.
             Quant au personnage de Klara Hagemann, épouse du narrateur et lectrice passionnée de Marcel Proust, il suggère le contrepoint d’un récit de cette période selon les traductions successives de La Recherche en allemand qui parvenaient à franchir la frontière entre l’Ouest et l’Est.

J’ai ouvert la fenêtre. Bientôt un taxi fera halte devant la maison, Klara descendra, sa valise à la main, lèvera les yeux et m’apercevra, là-haut. L’air sent déjà la neige.
Une corneille isolée se déplace, d’un battement d’aile indolent, dans une nuée de flocons légers.
Elles viennent de Sibérie, de la région de l’Oural, de la Baltique, et se rassembleront cette année aussi dans la vallée de l’Elbe, à l’approche des froids. Des centaines de freux formeront avec les corneilles noires, les corneilles mantelées et les choucas, d’immenses nuages d’oiseaux qui iront battre au-dessus de nous, s’effilocher sur les bords et de nouveau se rassembler en taches noires.

9 septembre 2010
T T+

[1Portrait librement inspiré de la biographie de Konrad Lorenz, indique l’auteur.

[2Le lecteur y devinera des traits de Joseph Beuys.