Les cormorans
C’est l’aube. Nous descendons vers la ville basse, les joues pas encore déliées du sommeil, les yeux vagues et embués, tentant de surveiller à travers l’ouate d’un réveil progressif, à nos pieds, le pavé rond et glissant, tandis que nos corps encore gourds prennent le raidillon qui s’abîme vers la digue.
Le sol est noir d’ardoise, et dans le ciel quelques éclats marine entrecoupés de rouille annoncent un grand beau temps, frais et sec : matin de printemps, large et lumineux comme une mer étale. L’humidité déjà refoule vers la rade, stagne entre les brise-lames.
Nous voulons voir le bassin des remorqueurs. Nous nous sommes laissé dire, hier au soir, qu’une volée de cormorans y avait pris ses quartiers : les cormorans de mai, annonciateurs des beaux jours, des week-end à rallonge, et bientôt (pour peu qu’on anticipe) des grandes vacances...
Nous descendons la sente, et nos corps alourdis, perclus encore - tant de tiédeur nocturne - ne laissent derrière eux qu’une fine vapeur sur la volée de marches, bracelets de brume effilochés d’un blanc à peine spectral : et cela, alors même qu’à cet instant l’été nous tend ses plus vertes promesses, voudrait nous rappeler les froids matins d’hiver, l’embrigadement du collège, l’odeur âcre du réfectoire, la clôture au goût de pénitence ; un décalage dans le temps et les sens que nous acceptons de bonne grâce - l’été est bien devant, la liberté aussi, la victoire est certaine et c’est pour nous qu’elle est !
Ainsi dévalons-nous dans ces traces éphémères de présences et d’haleines, archipel de nuages dans l’air du petit matin - un gage laissé par nos souffles qui lentement s’éveillent – passant, eux aussi, de même que le ciel rosissant, de la nuit à la clarté du jour – gage confié à l’air libre de la ville où tous dorment encore. Tous, sauf nous, et une volée de cormorans.
Et arrivés au port, tandis qu’un méthanier lève l’ancre, faisant grincer ses chaînes, nous les voyons, les corps vivants des cormorans sur le miroir obscur du grand bassin : ils sont là ; ils sont là, nous les voyons, et aussi leur façon de plonger dans l’eau noire. Leur regard intérieur, bien avant leur descente (les voilà lourds soudainement – comment ont-ils laissé venir ce poids qui les fait maintenant toucher les profondeurs de l’eau, eux qui volent si légers dans l’éther ?).
Ils s’appuient sur la surface liquide comme ils s’appuient sur l’air : ils sont dans le temps de leur corps. Et cela, peut-être, leur octroierait tous les espaces : celui de l’air comme celui de l’eau. Celui de la nage comme celui du vol. Et leur remontée, et leur souffle (le même que le nôtre, tout à l’heure, qui descendions la pente), et leur œil ouvert large, et comme maître des lieux.
Perçoivent-ils, tandis que les premiers bateaux, sur les pontons, commencent à s’éveiller à leur tour, tandis que se préparent les gréements dans le port de plaisance, perçoivent-ils que le chemin de leur corps à travers l’élément, corps tout à fait de plume et tout à fait de plomb, est fait à parts égales de ce qu’ils donnent à l’eau, et de ce qu’elle leur donne ?