« Les heures les heures les heures s’ajoutent aux heures aux heures aux heures. »


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« Au milieu d’une séquence de travail où je mesure à quelle vitesse un employé visse une vis dans le produit et, pour ce faire, le retourne, ma montre cesse de fonctionner. Je fais comme Hedåker m’a dit, je garde mon calme et sors ma montre de rechange. Mais après seulement quelques minutes, la montre de rechange cesse elle aussi de fonctionner. Je suis frustré et interromps mon travail. Je vais d’abord dans mon bureau et cherche une nouvelle montre. Mais je n’en trouve aucune.est-ce qu’on les a volées ? Je me sens désespéré. Je vais chez un horloger et lui demande de réparer les montres. De les réparer dans la seconde. Il dit :

Ce sera fait au plus vite, mon cher monsieur, car tant que l’aiguille ne se déplace plus, le temps n’avance plus, et si le temps n’avance plus, la souffrance ne connaît pas de fin et l’on ne sait plus où donner de la tête. Et si l’on ne sait plus où donner de la tête, on devient fou. Et si l’on devient fou, on doit se suicider ou entrer à l’asile psychiatrique. Et si on y entre, on a le droit à la camisole de force, aux électrochocs ou à la lobotomie. Et la camisole de force limite nos mouvements. Et les électrochocs nous empêchent de penser. Et la lobotomie est la fin de toute bonne chose. Et le suicide est le plus grand pêché. Car si l’on en croit Dante, les suicidés se transforment en arbres. Et autour de cet arbre bondissent des lions mangeurs d’hommes. Et si l’on est athée, le suicide n’est pas un péché mais une solution illusoire. Et les solutions illusoires, mieux vaut ne pas y songer, car elles sont par définition parfaitement inintéressantes. Ce sera donc fait au plus vite, mon cher monsieur, car car tant que l’aiguille ne se déplace plus, le temps n’avance plus, et si le temps n’avance plus, la souffrance ne connaît pas de fin et l’on ne sait plus où donner de la tête. »



On sait sur remue.net à quel point Quidam éditeur n’a peur de rien, enfonce les portes les plus blindées la joie au cœur, que la maison porte en domaine de roman les voix les plus inouïes parfois (le Sombre aux abords de Julien d’Abrigeon, Le Silence de Reinhard Jirgl pour plus récents exemples) ; on le sait car Jacques Josse plus d’une fois l’a rappelé (ici, ou encore ici) ; car une soirée remue.net y fut consacrée il y a déjà quelques années. On le sait, mais à chaque livre ou presque c’est comme l’apprendre à nouveau ; apprendre à nouveau que le principe de surprise (de surprise effective profonde, littéraire — selon un principe d’inattendu plus que de nouveauté, qui n’exclut pas cette dernière mais ne l’érige pas en principe) des livres de chez Quidam est irréductible à quelque manière ou format, à quelque zone géographique ou préoccupation (politique, sociale) que ce soit. Zone nordique, pour ce court roman de Par Thörn, poète suédois ; un livre formidablement traduit par Julien Lapeyre de Cabanes (dont on peut lire d’autres travaux dans le dossier traduire de remue).

Ce roman conte une vie, la matérialise en mots — le livre tient entier dans l’espace d’une vie, quand tient entière une vie dans ces quelques pages. Une vie, dit à peu près une formule populaire, ça tient à, sinon rien, du moins à peu de choses ; eh bien celle-ci, de vie, tient entière dans sa mesure : car la chronométrie est à la fois la fonction, la qualité, le caractère et la profession de ce personnage, dont on saura pas même le nom. Il dit je pour nous mener au cœur de son obsession de mesure – obsession manifestement logique, d’une logique qui poussée à son terme en devient absurde. Et drôle. Très drôle, hilarante, même, parfois — mais à la façon la frénésie idiomatique d’un Charles Pennequin nous fait rire, d’un rire qui gratte, secoue, trépane un brin, façon danse de Saint-Guy :


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Les heures s’ajoutent aux heures. Les jours s’ajoutent aux jours. Les mois s’ajoutent aux mois. Les années aux années. Les bouchons de champagne sautent au plafond. Les heures les heures s’ajoutent aux heures aux heures. Les jours les jours s’ajoutent aux jours aux jours. Les mois les mois s’ajoutent aux mois aux mois. Les années les années aux années aux années. Les bouchons de champagne les bouchons de champagne sautent au plafond au plafond.

Les heures les heures les heures s’ajoutent aux heures aux heures aux heures. Les jours les jours les jours s’ajoutent aux jours aux jours aux jours. Les mois les mois les mois s’ajoutent aux mois aux mois aux mois. Les années les années les années aux années aux années aux années. Les bouchons de champagne les bouchons de champagne les bouchons de champagne sautent au plafond au plafond au plafond.

Les heures les heures les heures les heures s’ajoutent aux heures aux heures aux heures aux heures. Les jours les jours les jours les jours s’ajoutent aux jours aux jours aux jours aux jours. Les mois les mois les mois les mois s’ajoutent aux mois aux mois aux mois aux mois. Les années les années les années les années aux années aux années aux années aux années. Les bouchons de champagne les bouchons de champagne les bouchons de champagne les bouchons de champagne sautent au plafond au plafond au plafond au plafond.



(...)


Car, on l’a dit plus haut, Pär Thörn est poète, et que la vie de cafard de l’employé minuscule et modèle a déjà été si souvent évoquée littérairement, depuis Kafka, qu’il faut y donner forme, pour que cette forme en retour se niche et développe, dans un espace de déploiement ainsi contraint. Ici, le récit de la vie millimétrée s’organise en chapitres courts, qui font des petits modules, plein de récurrences obsédantes (dès le rappel, initial, à l’espérance de vie du personnage, dès la naissance – espérance de vie qui ira s’allongeant légèrement, comme en récompense dérisoire de cette économie qui aura guidé cette existence).


Car à la fin, pas de suspense, à la fin tout est fini :

L’enterrement dure trente et une minutes et quinze secondes.



Quidam fait un travail précieux, on l’a dit,

on l’a dit mais il faut le redire, et il faut redire aussi le plaisir que c’est de découvrir, de n’en pas revenir, d’être ainsi estomaqué, suspendu entre rire nerveux et larmes effacées, face à un livre qui conte une vie et la performe, pousse une logique à son terme malade sans sarcasme mais dans un grand rire « estrange »

Pär Thorn, Le chronométreur, éditions Quidam, traduit par Julien Lapeyre de Cabanes, janvier 2017

12 janvier 2017
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