Lire dans un village des Pyrénées (3) : Ihara Saïkaku

Lire dans un village des Pyrénées (1) et (2).

Saïkaku aux éditions Philippe Picquier, aux éditions Gallimard.
Les Publications Orientalistes de France, fondées par René Sieffert, un des traducteurs de Saïkaku, ont disparu en 2011.


 

« Le plongeriez-vous dans les eaux du lac d’Omi aux vagues légères,
un pot d’une mesure n’en tiendra jamais qu’une. »
Saïkaku, Le magasin perpétuel du Japon.

 

Été 2012. Aux alentours de dix-huit heures la pluie a recommencé à brouiller de gris le village. Les hommes qui fumaient sur la placette, accoudés à la rambarde en bois, un pied posé sur une traverse, à revoir ce qu’ils voient chaque jour, ont écrasé leur cigarette sur le gravier et sont repartis. Il n’y a plus de café où prolonger ce qui tient à cœur et qu’on ne saurait dire qu’attablé avec d’autres, chacun est rentré chez soi. Le vent de nuit a poussé les nuages au-delà des Pyrénées. Le lendemain matin, la brume ne recouvrait plus les hêtres en bordure des rochers, la vallée de la Barousse brillait sous le soleil.

Vie d’une amie de la volupté [1] est un « roman de mœurs » paru en 1686. L’auteur, Ihara Saïkaku, vécut de 1642 à 1693. Le poète Bashô, le dramaturge Chikamatsu et le romancier Saïkaku sont considérés comme les grands écrivains japonais du XVIIe siècle. Dans sa préface, Georges Bonmarchand [2] a traduit une notice biographique rédigée par Itô Baiu (1683-1745) :

Vers l’époque des ères Jôkyô (1684-1688) et Genroku (1688-1703) vécut au port d’Ôsaka, province de Settsu, un chônin [3] nommé Hirayama Tôgo.
Il avait du bien, mais sa femme mourut tôt et bien qu’il eût une fille, elle était aveugle et elle mourut aussi. Il céda ses affaires à un commis et sans pour cela se faire bonze, mena une vie libre. Tout comme un religieux en voyage, il se mit en route, un sac de moine mendiant passé à son cou, fit le tour des provinces pendant six mois et revint au logis. Très amateur de haïkaï, il avait de la prédilection pour le maître Isshô.
Dans la suite, il établit son genre personnel et changea son nom en celui de Saïkaku. Il composa le Eitai-gura, le Nishi no umi et le Sejô-shimin-hinagata [4]. Il sut rendre les circonstances heureuses ou malheureuses de ce monde, les sentiments du regret, du malheur et de la privation, et il avait, de naissance, un sens très vif de l’humanité. Il avait un mode de vie particulier, sans cependant être affecté par les habitudes taoïstes. Quand, sur le chemin de son retour à sa province, le marquis Kuroda passa par Ôsaka, il l’appela à sa résidence et écouta les récits qu’il l’avait prié de faire dans une salle contiguë. Il le louangea, disant qu’il avait la capacité d’arriver à réussir en ce monde, si on lui confiait des missions délicates comme celles d’envoyé, d’enquêteur, de gardien.

J’ignorais jusqu’au nom de Saïkaku avant de lire cette phrase – « S’abandonner au jeu des garçons, c’est, comme un loup, se coucher sur un lit de fleurs mourantes » - citée par Hervé Guibert dans Vous m’avez fait former des fantômes, roman dont le titre est repris d’une lettre de Sade à sa femme.

Ce matin il y a messe à l’église de l’Assomption. Cheveux blanchis de neuf, coupés et permanentés, les dames de Sost qui habitent le haut du village y vont par petits groupes endimanchés de deux ou trois voisines. Les offices religieux génèrent des relations sociales et commerciales, la coiffeuse de Mauléon est venue la veille les coiffer à domicile. Il y a eu une couturière du nom d’Alexandrine – c’est sur le balcon de sa maison que je lève les yeux du roman de Saïkaku pour regarder les dames de Sost aller et revenir -, il ne semble pas qu’il y ait eu une coiffeuse. M. Senmartin ne l’évoque pas dans sa monographie de 1887 [5]. Il y avait alors, écrit-il, deux auberges et une épicerie, trois carrières de marbre dont l’exploitation était rendue difficile par le mauvais état de la voirie. La mairie employait un valet commun, un sonneur de cloches, un garde-champêtre, un porcher et un pâtre communs, rétribuait un couple d’instituteurs (1000 francs pour M. Senmartin qui enseignait aux garçons, 700 francs pour son épouse qui enseignait aux filles) et un desservant (le curé).

Le roman a commencé : un homme en route pour Saga, à l’ouest de la capitale (Edo, ancien nom de Tôkyô, ou Kyôto, capitale des provinces de l’Ouest, je ne sais pas), traverse la « rivière du gué des pruniers » lorsqu’il aperçoit deux jeunes hommes élégants qui marchent devant lui. Leur discussion porte sur l’amour. L’un aimerait, déclare-t-il, que « l’eau des serments d’amour » soit aussi inépuisable que l’eau de cette rivière. L’autre répond qu’il rêve d’« un pays sans femmes » où, dans le calme le plus parfait, il contemplerait « tous les aspects de ce monde changeant ». Le voyageur décide de les suivre.

C’est ainsi que j’arrivai à un groupe de pins femelles, près d’une haie clairsemée faite de branches de lespédèzes dénudés par l’hiver. Une porte ruinée faite de bambous sasa tressés était trouée au point de laisser passage aux chiens. À travers on apercevait, tout au fond, une grotte naturelle creusée dans le rocher.
Là, un petit ermitage tranquille penchait son toit d’un seul côté appuyé sur le rocher. Sur l’auvent s’attachaient des polypodes, et l’automne passé y avait laissé des feuilles de vigne vierge. Sous le saule, à l’est, de sa conduite en bambou l’eau pure d’une source librement s’écoulait en murmurant. […]
[C’est là que vit] une très distinguée vieille femme, toute courbée par l’âge. Sa chevelure : du givre peigné ; ses yeux avaient encore le vague de la clarté de la lune qui se couche. Elle portait un kosode ancien de couleur bleu de ciel, orné de blancs chrysanthèmes doubles qui le parsemaient à la manière kanoko. Sa ceinture, de largeur moyenne et illustrée de losanges à la manière du mon [armoirie] des Ouchi, était nouée par-devant. Maintenant encore, cette tenue [6] !

Aux deux jeunes hommes tourmentés, désireux de savoir ce que son expérience lui a appris de l’amour, Ichidai-Onna va raconter l’histoire de sa vie :

Je ne suis pas, dit-elle, d’une naissance vulgaire. Si ma mère, certes, était sans lignée, mon père descendait de gens à qui leur condition permettait de servir aux côtés des nobles de cour, à l’époque de l’ex-empereur Go-Hanazono. Mais, selon la loi du monde changeant, sa famille étant depuis déchue il menait, en lui survivant, une existence inutile…

Sur l’autre rive de l’Ourse, tout à l’heure, un cerf se tenait en lisière de forêt, à quelques dizaines de mètres d’un troupeau de vaches qui l’ignoraient. Quand la chasse ouvrira il sera chassé comme la biche et le sanglier. On chassera le lièvre, le canard, la sarcelle, le perdreau, la caille, mais ni le loup ni l’ours qui appartiennent à des espèces désormais protégées par la loi. Les chasseurs se réuniront dans la salle communale de la mairie, ils distribueront des parts de gibier à ceux qui ne chassent pas.

La vie d’Ichidai-Onna est l’histoire d’un inexorable déclin social et le portrait d’une femme libre au regard critique et fier, parfois ivre et joyeuse, parfois mélancolique, aimant le plaisir, la « volupté ». Après la mort d’un samouraï de condition inférieure à la sienne dont elle était amoureuse, Ichidai-Onna est mariée à un seigneur de province. Celui-ci, qu’un récent veuvage a rendu impuissant, en tient sa très jeune épouse pour responsable et la renvoie chez ses parents. Là, en dédommagement de la faillite commerciale de son père, à l’âge de seize ans elle est vendue à une maison de prostitution. Courtisane aussi longtemps que dure sa jeune beauté, elle devient ensuite prostituée en maison puis clandestine, « femme ténébreuse », « fille d’attente » dans une auberge, enfin « raccrocheuse de nuit ». Saïkaku décrit, pour chaque étape, les vêtements que porte Ichidai-Onna, la coiffure et le maquillage qui vont avec, ce qu’elle gagne ou ce qui en reste après paiement de la patronne, le déroulement d’une rencontre avec le client - cadeaux, gestes, paroles échangées -, le code de conduite astreignant auquel elle doit se conformer.

Quand, pieds nus, se cambrant, elles vont en procession, les courtisanes ont le « pas flottant » ; elles entrent à l’ageya (maison de rendez-vous) d’un « pas sautillant » ; au salon, d’un « pas dérobé » ; elles montent l’escalier d’un « pas accéléré ». En tout cas, elles doivent chausser les sandales de paille sans les regarder. Elles ne s’effacent pas devant ceux qui viennent vers elles. Elles lancent, comme on dit, des « œillades » même aux gens qu’elles ne connaissent pas et vers ceux qui se sont arrêtés à un carrefour pour les voir passer, elles se retournent, pour leur faire croire qu’elles en sont tombées amoureuses. Quand, à la fin du jour, assise sur un banc devant une ageya l’une d’elles aperçoit un homme de connaissance, elle jette de loin un regard sur lui et prend un air absent.

Professeure de calligraphie féminine, servante chez un marchand d’étoffes, bonzesse chanteuse, couturière, coiffeuse chez un noble, dévideuse dans le quartier des tisserands, chaque fois que la lassitude morale ou la fatigue physique amène Ichidai-Onna à tenter de gagner sa vie autrement, la misère la reconduit vers la prostitution.

« Vent d’autan et fille d’auberge n’ont jamais souffert de la faim ni de la soif », l’ancien dicton de Sost paraît s’inscrire en faux contre l’histoire d’Ichidai-Onna. mais quand la dernière auberge a eu fermé ses portes, dans quelle vallée des Pyrénées les « filles d’auberge » sont-elles parties travailler ? Vent d’autan, lui, souffle toujours. On entend la cloche d’une brebis, une hache dans les bois, la pluie qui tombe vers les pétales de l’arum tardif, les pattes du chien noir sur le gravier. Midi et soir il vient se poster sous la fenêtre de la cuisine par où Jeanne vide son assiette après chaque repas. À un court intervalle deux chats le suivent, un blanc et un roux, qui se nourrissent de ses restes à lui.

Devenue surveillante de courtisanes dans le quartier de Shimmachi à Ôsaka, Ichidai-Onna a une vision :

J’avais déjà vécu pendant soixante-cinq ans, mais si les gens, à première vue, ne me donnaient qu’un peu plus de la cinquantaine, c’était grâce à la finesse de ma peau et à la petitesse de ma taille. Pourtant cela même ne me causait plus aucun plaisir. Me rappelant toutes les folies de mon inconduite dans le passé, la méditation me présenta une vision comme fenêtre qui s’y était ouverte. C’était l’image d’enfants coiffés comme d’un large chapeau formé de feuilles de lotus. Teints de sang depuis la ceinture, ils se tenaient rangés, au nombre de quatre-vingt-quinze ou quatre-vingt-seize, disant en pleurant : « Porte-moi sur le dos, porte-moi sur le dos », d’une voix confuse. Je me demandai d’abord si ce n’étaient pas les fantômes d’ubume, de ces femmes mortes en couches dont j’avais entendu parler. Mais à les regarder attentivement, voilà que chacun d’eux s’écrie avec ressentiment : « Cruelle mère ! » C’étaient donc ces enfants sans parents dont je m’étais autrefois fait avorter. Si je les avais élevés tranquillement, c’eût été chose heureuse pour moi de posséder une famille plus nombreuse que celle des Wada [7]. Ainsi pensais-je avec regret au passé. Quelques instants après, la vision s’éteignit sans laisser de traces.
Après avoir vu ce spectacle, je pensai que ma vie dans ce monde était parvenue à sa limite. Mais, la nuit passée, je trouvai, pour comble de malheur, bien difficile d’abandonner l’existence.

Vie d’une amie de la volupté est découpé en six livres de quatre chapitres, chacun précédé de quelques phrases de présentation qui sont autant de scènes saisies dans l’instant. Voici les titres et les résumés du Livre sixième :

Chapitre I : Femmes ténébreuses, fantômes en plein jour
Dans le haut quartier de Ue-machi, les femmes qui vont voir les glycines. Suivant le désir de leur partenaire, elles viennent le rencontrer.
Pour la forme et aussi pour le vêtement, elles se transforment exactement à son goût.

Chapitre II : Séductrices des auberges de voyageurs
Comme on ne peut porter sur le carnet de frais ceux qu’on a faits pour les filles, on les fait passer comme frais divers pour les relations avec les compagnons de route.
Le voyageur étant arrêté à son passage à cheval par des filles aux longues manches, comme si elles étaient encore toutes jeunes, mais en calculant largement leur âge, comme dix-huit pour quinze ans, le palefrenier qui l’accompagne les écarte, disant : « Gare au cheval ! Gare au cheval ! » Elles répondent : « Soyez là au printemps prochain ! »

Chapitre III : La voix contrefaite des raccrocheuses de nuit
Bien qu’elles ne se trouvent pas en chemin pour un secret rendez-vous d’amour, les chiens grondent après elles, mais ils sont chassés par le bruit de la crécelle de leur gardien. De nuit, à la huitième heure elles chantent d’une voix lasse et endormie l’air de la « chemise de nuit de mon amant », pour attirer les hommes. Shichizô (palefrenier) en quête d’amour, es-tu d’accord ?

Chapitre IV : Cinq cents rakan [8] qui tous me rappellent un amour
Terre pure de la capitale où je reviens après de longues années.
Comme si je voyais encore leur visage à l’instant de la mort.
Et de l’un et de l’autre, je raconte la fin de toutes les intrigues amoureuses que j’eus avec eux.

Et voici les légendes (du traducteur, probablement) des deux gravures qui accompagnent les chapitres 1 et 3 du Livre sixième et qui donnent au lecteur une version des lieux différente de celle imaginée en lisant :

Aspect d’une chaya établie près d’un treillage de glycines fleuries. À droite, une servante prépare le thé. Devant elle, un visiteur assis coiffé d’un kasa. À la gauche de celui-ci, deux hommes découverts, porteurs d’un sabre. À gauche, faisant suite au même treillage fleuri, un banc vide, où est déposé un plateau d’accessoires pour fumeur, est placé devant une autre table à thé, derrière laquelle une serveuse. Au premier plan, deux de ces visiteuses dont il est question dans le présent chapitre. À leur suite, deux femmes coiffées d’un kasa.

À gauche, par une nuit de pluie, regardant au-dehors par sa fenêtre, Ichidai-Onna médite sur son passé et a l’horrible vision de la foule des enfants dont elle s’est fait avorter. Chacun est coiffé d’une sorte de chapeau conique qui figure le placenta l’ayant relié à sa mère. À droite, on aperçoit trois femmes qui se racontent leurs aventures de la nuit passée. Celle qui se tient au-dehors représente le type d’une de ces prostituées de bas étage dites sôka, raccrocheuses de nuit.

Que ce soit Vie d’une amie de la volupté, Cinq amoureuses, Vie de Wankyu [9], La lune de ce monde flottant [10] ou Le grand miroir de l’amour mâle sous-titré « La coutume de l’amour garçon dans notre pays » en deux volumes : I. Amours des samouraïs [11] et II. Amours des acteurs, les romans de Saïkaku, qui ne dissocie jamais l’analyse de caractère de l’analyse sociale, explorent avant tout les innombrables figures de l’amour. Cependant les personnages n’espèrent, n’aiment, ne se conduisent, ne s’expriment que dans le cadre et sous les contraintes d’une tradition qui s’appuie sur le patriarcat pour s’imposer et se perpétuer. C’est dans ces limites que chacun risque le pas libérateur ou, le plus souvent, doit renoncer à ses rêves. Que l’amour soit vénal ou passionnel (l’un n’excluant pas l’autre), qu’il s’adresse au même ou à l’autre sexe (du moins en ce qui concerne les hommes), quels que soient l’âge, le statut, la richesse ou la pauvreté, tous sont prêts au meilleur – se montrer téméraire, imaginatif, patient, sacrifier sa vie - ou au pire - voler, assassiner, détruire sa famille, se ruiner - pour en connaître la douceur ou la rage. Mais le plaisir est éphémère, fugitif, les corps ne l’emportent pas jusque dans leur vieillesse. Ne subsiste que le sentiment de « l’impermanence » des existences que n’abolit pas le souvenir du bonheur passé et alors que, déjà, une nouvelle génération d’hommes jeunes, insouciants, entreprenants se hâte vers les quartiers de plaisir où les attend une nouvelle génération de courtisanes.

Du temps où M. et Mme Senmartin étaient instituteurs à Sost le système métrique n’y était pas encore d’usage courant. On mesurait la longueur des pâturages en empan, pouce et ligne, leur surface en journal, mesure et boisseau, celles des potagers en canne. C’est en les pesant par livre de quatre cents grammes qu’on allait vendre le beurre, les fromages et la laine à la foire de Montréjeau. L’apprendre à leurs jeunes élèves leur reviendrait.

Une autre partie de l’œuvre de Saïkaku décrit ce pays, le Japon, cette époque, le XVIIe siècle, où le romancier situe les aventures amoureuses d’Ichidai-Onna, d’O-Natsu et Seijuro, d’O-Man et Gengobei [12]. Ce sont des récits aux titres explicites : Enquêtes à l’ombre des cerisiers de notre pays (récits de litiges entre voisins qu’un juge de paix résout) suivi de Vieux papiers vieilles lettres (des correspondances ramassées dans la rue) [13], Histoires de marchands [14] composé de Le magasin perpétuel du Japon et Comptes et mécomptes, Contes des provinces suivi de Vingt parangons d’impiété familiale de notre pays [15]. Au long de centaines d’histoires de marchands et d’artisans, de bourgeois des villes, de seigneurs de province déchus, d’épouses, de changeurs, de commis, d’intermédiaires en tous genres, d’escrocs et de filous, au cours desquelles tout semble bon à vendre ou à acheter y compris les corps et les consciences, avec la même précision qu’il a portée aux costumes des courtisanes Saïkaku décrit un affairement généralisé : systèmes de change, d’emprunt et de crédit à rembourser au dernier jour de l’année, façon dont les fortunes se construisent ou que la transmission défait, transactions commerciales, flux d’argent, circulation des marchandises, termes de métiers, innovations techniques.

Cet homme [Kyûsuké] était attentif à tout et c’est lui qui est à l’origine de certaines inventions des plus utiles. C’est ainsi que, en alignant des dents d’acier, il fabriqua l’instrument appelé komazaraé, une sorte de rateau qui n’a pas son pareil pour ameublir le sol. Il y eut encore le tarare, la décortiqueuse, et aussi, pour l’opération fastidieuse de l’égrenage de l’orge, ces rangées de bambous taillés en pointe que l’on a appelés « affameurs de veuves », qui, là où il fallait se mettre à deux pour égrener les épis, permettent à une seule personne de faire le même travail, et ce sans effort. Après quoi, il s’intéressa au travail non moins fastidieux du coton, auquel se livraient les femmes, pour constater qu’avec l’arc à coton, les plus expérimentées en traitaient tout juste cinq livres par jour ; il s’enquit donc des procédés pratiqués par les gens de Morokoshi, et se mit à expérimenter dans le plus grand secret l’arc dit « à la chinoise » ; s’étant aperçu ainsi que, en le battant avec le maillet oblique, c’était quinze livres de coton qu’une seule personne débarrassait de ses graines dans la journée, il se procura des montagnes de coton brut blanc comme neige, engagea des femmes en grand nombre, ce qui lui permit d’expédier à Edo une si grande quantité de balles de coton battu qu’en l’espace de quatre ou cinq ans, il avait amassé une fortune, car il était devenu un des marchands de coton les plus connus du Yamato [16].

Attablée face au balcon et à la nuit étoilée, je finissais de lire l’histoire d’Ichidai-Onna quand un petit oiseau gris est entré dans la pièce. Il vole en tous sens, apeuré, se cogne contre les murs, avant de se blottir derrière le poêle d’où je n’arrive pas à le déloger.

Je vous ai révélé toute ma personne depuis l’épanouissement du lotus de mon cœur jusqu’à ce qu’il se fane [conclut Ichidai-Onna]. Et quand bien même, par ce récit qui n’est qu’un exposé des frivoles débauches de mon passé, se trouble le courant, maintenant mon âme, telle la fleur du lotus sur l’eau, n’en est jamais souillée.

Le lendemain matin, l’oiseau s’envole du seuil de la porte au premier pas dans la pièce, des plumes restent collées à la glue du papier tue-mouches.

Troisième année de l’ère Jôkyô (1686).
Un jour de la deuxième décade du sixième mois (entre le 30 juillet et le 8 août).

Coin du quartier de Gofuku-machi dans la rue de Shinsai Bashi-suji, Ôsaka.

Imprimé sur planches par la Librairie Okada Saburôemon.

Quand on se penche sur l’eau du lavoir on aperçoit des truites.

13 septembre 2012
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[1Roman adapté sous le titre La vie d’O’Haru femme galante par le cinéaste japonais Mizoguchi en 1952.

[2Georges Bonmarchand a traduit, préfacé et annoté Vie d’une amie de la volupté pour les éditions Gallimard, Connaissance de l’Orient, collection Unesco d’œuvres représentatives, série japonaise, 1976. Dans la même collection et par le même traducteur, Cinq amoureuses, 1959.

[3Chônin : Habitants des villes, généralement propriétaires enrichis par le commerce et la spéculation (NdT).

[4On ne trouve pas ces titres dans la liste des ouvrages de Saïkaku. Il est possible toutefois que ce soient des titres ayant servi à dissimuler le nom véritable pour échapper à la censure (NdT).

[5La Barousse de mains de maîtres. Une vallée au cœur des Pyrénées racontée par ses instituteurs (1887), vingt-six monographies intégrales des villages présentées et annnotées par Claude Arrieu (éditions PyréGraph, 2000). Sur le site de Gilbert Delbrayelle, lire Les monographies des instituteurs de la fin du XIXe siècle.

[6La ceinture nouée par-devant était un trait distinctif des courtisanes (NdT).

[7Wada Yoshimori (1147-1213) était un samouraï très puissant au début de l’époque de Kamakura, dans la province de Sagami. Sa famille était très nombreuse et avait, dit-on, quatre-vingt-treize maisons (NdT).

[8Rakan : Les disciples de Shaka qui, sortis des six principales écoles philosophiques de l’époque, s’étaient attachés aux leçons du sage et avaient développé leurs facultés intellectuelles au point d’accepter la doctrine des sept bouddhas du passé (NdT). Une des plus belles scènes du film de Mizoguchi.

[9Traduit du japonais par Christine Lévy, éditions Philippe Picquier, 1990.

[10Roman posthume publié par son disciple Hôjô Dansui, traduit du japonais et présenté par Daniel Struve, éditions Philippe Picquier, 2001.

[11Traduit du japonais et présenté par Gérard Siary avec la collaboration de Mieko Nakajima-Siary, éditions Philippe Picquier, 1999.

[12Personnages de Cinq amoureuses.

[13Textes présentés et traduits par René Sieffert, Publications Orientalistes de France.

[14Textes présentés et traduits par René Sieffert, Publications Orientalistes de France, 1990.

[15Textes présentés et traduits par René Sieffert, Publications Orientalistes de France, 1985.

[16Le magasin perpétuel du Japon, Livre quint, chapitre 3, « Une lanterne pour un pois ».