MEDEA

MEDEA
recueil de la mer noire
Photos : Stephan Crasneanscki ; Texte : Arthur Larrue ; Pièce sonore : Soundwalk Collective (Stephan Crasneanscki, Dug Winningham, Simone Merli, Kamran Sadeghi, Jake Harper)

MEDEA est un nom.
Entendu, il vient de là-bas, mais la mémoire n’est pas le souvenir.
Le nom est un mythe. Qui chante les morts chante les vivants.
Ainsi le mythe donne des signes.
Il se construit en plusieurs temps, et à toutes les personnes.

Cela aurait pu commencer ainsi.

Des marins soucieux des périls se raconteraient des histoires.
Des histoires de rêves aux noms comme des charmes.
Et, pétrifiés, regarderaient Médée, fille des pays barbares.
Pays dont on ne sait. Qu’objets de toujours de conquêtes coloniales.
Médée, la figure de l’ insaisissable. L’étrangère. Inquiétante.
Ils n’étaient pas des marins, mais des cueilleurs de sons, de voix, de mots.

Et Médée, pieds nus, portait une robe à pois, sur un vélo rouge.
Et elle lisait L’Adieu aux armes d’Hemingway (...)
à plus de quatre heures du matin, elle avait donc le sens de la mise en scène !

C’est dire si elle savait ce que c’est que traduire.

La Mer Noire est un arsenal de noms.
Dans l’Antiquité, pour les Grecs, elle était scythique.
Les Scythes lui donnaient un nom propitiatoire.
Les Romains la voyaient aveugle.
Les Arabes la nommèrent de la couleur cardinale du nord.
En géorgien elle est shavi zRva. C’est dire si sa couleur est déjà un voyage.

Cela aurait pu être le journal d’une mer aux noms indécidables.
Ainsi naissent les fictions.
La Mer Noire n’appartient à personne, elle offre tous les possibles.
S’y abouchent Turquie, Géorgie, Russie, Crimée, Ukraine, Roumanie, Bulgarie.
Ses côtes ont fait les délices de la nomenklatura soviétique.
Mais voyager ne forme pas toujours.
Encore faut-il ouvrir l’œil, l’oreille. D’attention.
Et la Géorgie ne s’appelle pas Géorgie, mais Sakartvelo, et ainsi de suite.
Les noms sont des histoires.
Qui font des tours et puis reviennent, ne disent pas tout.

Cela aurait pu n’être qu’un voyage de deux mois.
Sur une goélette de vingt-huit mètres. Sur une mer comme une autre.
N’être qu’un départ. Un projet commencé il ya cinq ans, un parcours.
Poursuivant celui d’Ulysse en Méditerranée.
Une rencontre avec une autre figure du chant.
Mais Médée est plus qu’une histoire. Tout un travail de mise à distance.
Reconnue, souhaitée.
Cela aurait pu n’être qu’une expérience.
Celle d’artistes sonores, d’un collectif basé à New York.
Et celle d’un écrivain notant les étapes de la création.
Avec des machines, des techniques, compliquées, un cap.

L’écrivain doute et les cueilleurs de sons se font humbles, reçoivent, entendent.
Et les tempêtes guettent.

MEDEA est une expérience de mémoire et d’oubli.
Poti fut le lieu de départ de Médée sur le bateau Argos.
(...) Aujourd’hui, on y charge du gaz sur des tankers immenses.

Le rêve d’un équipage, d’artistes sonores qui boivent, se taisent, écoutent. Chut.
Chut. Que cherchent-ils avec des machines, des microphones, des scanners.
Des antennes plus ou moins araignées, ou pissenlit. C’est tout comme.
Toute une technique à haute portée. Qui se fait oublier.
Qui capte, enregistre, fragmente, classe, crée. Une pièce sonore improbable.
Magnifique.
Une histoire d’histoires avec, par, parce que. Avec des frissons.
Malgré.

Avec des bruits, des voix, des souffles, des murmures. Qui donnent à rêver.
Et des bouches plausibles qui tintent aux oreilles, tout un corps d’histoires.
Bouches de corps qu’on ne voit pas, peut-être devinés.
Comme ceux qui, de dos, ne nous regardent pas.
Corps d’hommes, cela veut dire de femmes.
Soundwalk collective contredit Apollonios de Rhodes qui dit tu vas mourir Médée.
Médée prend la parole, Médée est toutes les femmes.
Non plus la femme trahie, défaite. Mais la femme qui choisit.
La voix par laquelle tous rêvent d’être ensorcelés.
Celle qui parlerait toutes les langues de la Mer Noire.
Toutes les tempêtes.
Plus belle que son propre rêve.

Cela aurait pu commencer ainsi

La mémoire n’est pas le contraire de l’oubli.
MEDEA est le nom du temps qui se distend.
Celui de ma lecture du "Journal de la Mer Noire", écoutant en vertige.
Des sons en vertige. D’abord les flots contre le bateau, les rochers.
Chut. MEDEA est le nom qui craque.
Des mots s’écartèlent, s’étirent, s’estompent.
À écouter ne plus pouvoir lire. L’attaque est frontale, quelque chose arrive.
L’attente dense des mots tronqués, des voix inouïes.
Incompréhensibles, il y a tant de langues. Des mots se froissent, se déchirent.
Comme si le rideau allait se lever sur un monde à la fois proche, étranger.

Alors les photographies de Stephan Crasneanscki tombent le jour.
L’obscurcissent de lumières. Hommes et femmes lointains, même de près.
Pêcheur gigue. Corps mythiques.
Le texte d’Arthur Larrue Demain je parlerai d’hier invite à monter à la lecture.
La laisser déposer. Ne lire qu’un texte par jour. Prendre le temps du voyage.
Caboter dès les premières lignes. Texte qui captant les mots, les récits, les brouille.
Lire c’est rythmiquement tendu. Des histoires braconnées donnent la parole.
Lire revient à écouter. L’oreille accolée aux sons comme à des coquillages.
Des sons qui enflent. D’infos maritimes à des bribes de conversations.
Chants de femmes dans des langues toutes plus belles que les autres.

MEDEA est le nom d’une création sonore somptueuse, à surprises.
Rien de figuratif de démonstratif de folklorique. Une narration.
Quelque chose se passe.
Ä–couter ou lire, écouter et lire. Fermer les yeux.
Les mots sont des pièges, des corps.
Les sons tracent une histoire par ses possibles.
Voyage sonore sans cesse recommencé.

Comme si l’oreille n’avait ni boussole ni gomme.

Lire le journal d’emblée ou le laisser remonter dans l’oreille.
Lire comme il ne faut pas.
Accompagner Médée, là où on ne l’attend pas.
Regarder les photos d’ombres, de canot renversé, de promontoires.
Et une voix d’homme qui nous dit que. Rien de stable.
Un mot géorgien qui brise le cœur.
Une ligne d’histoires se trace par ses possibles. Le texte ne prétend pas tout dire.
Attentif aux voix, aux couleurs, aux odeurs, il raconte aux regards.
L’histoire de moments furtifs, sensibles, de rencontres généreuses.

Des noms de ports, Trabzon, Batumi, Poti, Sebastopol.
Black Sea et des olives fourrées aux piments.
Black Sea, mer noire blanche de méduses. Lumières d’un cargo dans la nuit.
Des mots qui raflent même l’idée d’illusion.
Médée en robe à violettes.
Un, deux, trois, huit en russe, des échos étranges.
Et les vingt-cinq décibels d’un criquet migrateur isolé.
Une flûte turque, un violon, des chants non localisables, une clarinette.
Des mots qu’on ne rencontrera jamais.
Des couleurs dénudées, des figures de l’attente.
Un poète bulgare assis au milieu de six femmes, comme doit l’être un poète.
Un Tatar de Crimée avec plus que de la mémoire.
Une diva roumaine, des géorgiens irresistibles.
Odessa sans escalier. Des mots voulant dire passage.
Yalta. Médée parle la langue des conflits.
Les langues descendent des montagnes.
Par cabotage d’histoires, des mots hospitaliers.
Jusqu’aux frontières.

Il faudrait parler toutes les langues et vivre autant de fois qu’il y a de pays...
Inscrit blanc sur noir, ou l’inverse, la page n’est jamais vierge.
Le texte est une typographie cartographiée des voix qui parfois se taisent.
Et les écritures latine, cyrillique, mkhedrouli, se croisent.
Et se croisent les langues russe, turque, géorgienne.
Qui, âpre et voluptueuse, connaît jusqu’à cinq, six consonnes de suite.
C’est dire si parler rend vivant.
Des langues intranquilles.
Celles des montagnes qu’on connaît peu, celles des abords, des marges.
Les plus faciles sont les douze premières.
Celles des nostalgies, des souvenirs dignes comme les espoirs trompés.
Comme un chant de femme, clair en écho à des brisements toujours recommencés.
Combien de Médée avons-nous connues ? -Chaque fois que le mot "belle" a été prononcé.

Un récit se construit toujours en plusieurs temps, et à toutes les personnes.

Cela aurait pu ne pas commencer.
Médée chante encore. Apollonios de Rhodes peut retourner chez les Grecs.
MEDEA est le nom de la traduction de tous les possibles.
De tout ce qui ne s’écoute pas comme on doit.
De tout ce qui ne s’entend pas sans une certaine absence à soi.
Des voix fantômes fussent-elles vivantes.
MEDEA est un mot qui ouvre l’oreille aux langues dans la langue.
Fascinantes. À s’y perdre.
Tout son, tout mot devrait nous être toujours étranger. Inquiétant.

Cela aurait pu ne pas commencer, ne pas finir.
Des sons plus que des mélodies, lancinants, abrupts, doux tournent la tête.
Une voix chuinte du russe comme au ralenti.
Des images compliquent le départ.
On voudrait près de l’équipage capter ces ondes qui forment un tissu.
Tout danse.
Voyager c’est perdre des pays
Longitude des dettes. Latitude Pessoa.

*

MEDEA, Soundwalk collective
Éditions Dis Voir, 1 Cité Riverin, 75010 Paris
coll ZagZig dirigée par Philippe Langlois & Frank Smith
2012

Signalons également ce lienvers le concert-performance Medea du 4 mai 2012 au Centre Pompidou, avec des images de Vincent Moon, retravaillées en direct

13 juillet 2012
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