Marie Cosnay | La Langue maternelle (extraits)

On peut écouter Marie Cosnay lire ici.


Langée d’étoffes, silhouette àla fenêtre. Les collines rougeoyaient. La bruyère parfois mène au sang, le sang dévale les sommets pentus. Des bandes étagées aux lointains se plissaient. Je plissais de même les yeux. C’était l’enterrement de mon père. Combien de fois ai-je enterré mon père, pensais-je. Cette fois non plus, par bonheur, ce n’était pas la bonne mais quelque répétition acharnée. C’était peut-être la manière la plus tragique de revenir. Avoir l’œil, par la fenêtre, sur les rigoles de terres rapiécées, bruyères et les genêts. J’hésite maintenant àsavoir où j’étais : àla fenêtre devant les colonnes avec les chÅ“urs avançant dans l’hommage - ou au centre du chant, serrée par les poitrines, dans les haleines - ou encore dans la chambre inchangée, elle est comme il le faut la chambre exilée, après le couloir si frais l’été qu’enfant j’y voulais dormir. Couloir qui donnait lieu aux chambres noires, ainsi que je disais, maladies, les grands-mères y dormaient, en sortaient peu, silence, maladie, maladies des arbres, maladies des pieds de chênes sclérosés qu’au ras du sol je voyais, maladies des feuillages fumant aux sommets invisibles, le vent tonnait, l’air pur brillait, j’avais cela en tête dans un chuchotement d’avant l’orage, qui sait ce que dans les chambres noires des grands-mères je vis, qui sait aujourd’hui, revenue, ce qu’àla porte des chambres où je me tiens, dans le couloir froid, guettant, guetteuse, je vois, dans le silence qui suit les obsèques, après les chants, après le corps enfoui car chez nous on ne veut pas brà»ler, chez nous le bois est sec et ne brà»le pas. J’attends.

C’était l’enterrement de mon père, le moment où jamais, c’était le moment où jamais, j’avais toujours pensé ainsi, ce devait être mon tour de fête et quelle déception : les femmes vêtues de noir se succédaient, avançaient, observées toujours par la forme qui se penchait àla fenêtre. A tue-tête crier àla silhouette qu’elle tienne ferme. Une femme par la fenêtre, une femme. Ne pas tomber. Aujourd’hui nous suffit le mort, nous suffit un seul mort, celui sec et roide qui ne brà»le jamais, je me souvenais de tout un tas de choses paternelles, les rois des terres mortelles donnaient aux filles des ordres, aux fils des fiancées, il est àcroire que les fiancées échappaient, les pères restaient aveugles, les fils fuyaient àleur tour, fuyaient sans pourtant quitter les lieux, les pères embrassaient les traces fantômes des lieux et des fils, certitude des pères, la voix des pères gonfle, la voix est d’autorité, s’adresse àla trace sans corps, elle enlace, la voix paternelle grave qui connaît les formules et les protocoles enlace les espaces où les corps des fils ont disparu, personne ne s’en étonne, les fils pleurent cependant - installés dans le temps du sanglot le perpétuel le temps numéro un du sanglot perpétuel, les fils enfuis vivent aux côtés des pères et c’est toute une histoire.

Je pensais : c’est l’enterrement de mon père. Le moment est venu. Il n’y a rien autour de moi que des femmes vêtues de noir. Il y avait les rois des terres mortelles et àleurs filles quels ordres donnaient-ils - je saignais bien sà»r en un temps d’affliction, attendant l’amour, qui, je le constatais maintenant, ne viendrait pas plus que ne tomberait, coup sec dans le gazon piqué de crottes de brebis, la silhouette penchée àla fenêtre. Tout d’un coup il se mit àpleuvoir, c’était une bonne idée pour nos âmes endeuillées, fatiguées par la marche et le chant, la pluie tomba ou nous pissa dessus comme si elle avait voulu par son bruit de torrent interrompre jusqu’ànos pensées de filles de pères et de filles langées et de filles sans langue c’est ce que je voulais dire.

Il criait. La mère se taisait. Il frappait pour leur incompétence les fils qui fabriquaient au fur et àmesure la surdité. Les pères criaient. Ils couchaient dans les cabanes sans porte àras des collines et des bruyères, ils s’allongeaient et les fils faisaient de même, allongés sans voix, sans oreilles, c’étaient des fils sans oreilles. Venait en vague sourde la langue des pères, grondante elle venait avec les coups, les fils se taisaient pareils en cela aux mères des cuisines. Pères et fils habitaient aux nuits et aux jours de printemps les bosses du pays, les tumuli de pierres couchées bloc sur bloc. Ils s’allongeaient, attendaient sous l’averse. On attendait sous les averses. Les ciels variaient brusquement, on y était soudé du regard comme àde l’espoir pur, la gorge était rauque et grattée. Quand ils ne frappaient pas les pères chantaient, un fleuve serpentait, s’écorchait aux descentes des Pyrénées. Pères et fils revenaient, ils n’avaient perdu aucune des bêtes, àla fenêtre l’ombre langée les regardait rentrer, je veux dire non pas encore en haut risquant la chute mais àras de terre, encavée comme je l’étais dans l’obscurité de la chambre, je veux dire observant les pas du père et du fils, le pas lourd et la fatigue, les épaules voà»tées de celui qui marchait devant et que l’on enterre aujourd’hui - elle dans la chambre sans ciel les regardait venir, elle voyait les pieds et tordant le cou un peu, les épaules jusqu’àla bouche, voyait le buste du plus jeune, haut plus que le père, le dépassant, muet toujours, le frère sourd qui ne savait de la langue pas un mot mais des terreurs, savait de la langue des terreurs, des jurons, tremblant enfant comme il tremble aujourd’hui. Les neiges fondent, les troupeaux reviennent et les terres sans frontières s’étagent, dans les couleurs se dégradent.

Le frère me surprend de travers. Se préparent les hommages au père et les chants et les cortèges et le repas où ne sera pas assis celui qui s’asseyait le premier, qui est mort et que l’on enterre aujourd’hui, ce devait être pour moi le moment où jamais.

Nous nous regardons de travers. C’est bien ma chance que mon frère soit là. Les femmes sont en noir, font les visites, prient, égrènent les chapelets, c’est bien ma chance que mon frère soit le seul, le seul homme, mon frère, après que j’ai toujours pensé que ce jour-làétait celui de l’amour. Nous parlons la langue qu’il ne comprenait pas enfant. Il y est resté maladroit. Je lui montre du doigt la femme installée àla fenêtre, langée, frangée, voiles devant les yeux, du balancement de son corps àla fenêtre elle accompagne le cortège, la voit-il alors qu’il ne me voit pas, ou de biais, de travers, quoique sans hostilité, l’œil renversé, la pupille embuée, voici, je lui dis, regarde, la voici, langée, sans langue, voilée, l’image qui dans ta pupille jadis ne s’est pas reflétée mais aurait pu, s’est attachée un instant puis fut chassée, dis-je àmon frère le doigt dressé vers la femme de la fenêtre menaçant de tomber, alors, dis-je àmon frère tu te plais àdire elle - ma langue - ma mère et de ce qui fut femme tu ne sais rien – ou une image que tu chassas àpeine tu la devinas, tu avais alors la gorge nouée et tu fermas les yeux, tu fus délicat àce jeu ou cérémonie de fermeture des paupières, délicat tu l’étais, timide et battu, faut-il le dire - battu par celui qui n’est plus et ne savait un mot de ce qu’il faut faire comme loi de père et loi des hommes mais le faisait, tu ne m’as, dis-je àmon frère, jamais vraiment regardée. L’heure est venue : àdéfaut de la fête que je me promettais je veux que tu voies àla fenêtre, penchée et peut-être basculée, je veux que tu voies àla fenêtre aujourd’hui voilée celle que j’appelle ma honte ; regarde-la de face, tu la vois balancée àla fenêtre de la maison qui tient en vis-à-vis, magnifiques, les collines et les genêts, bruyères, brebis.

Il se peut que j’aie fait un rêve. Il se peut que j’aie emprunté quelque part le thème du père mort lié àcelui de l’amour. Mon frère se tient droit, silencieux. Baisse les yeux devant le tertre du père et les façons que je déploie. Tu marchais muet derrière l’étranger, celui que tu pleures aujourd’hui - jour de mort qui devait m’être jour de noces, où avais-je pris cette idée. Si seulement tu savais mon frère ce que je pense quand les langues roulent autour du mort comme le faisaient les torrents dans les gorges de rocaille et tu n’y comprenais rien - un père, le dit d’un père - si tu savais ce que je pense alors qu’on enterre le berger d’autrefois, prendrais-tu sur toi le regard mauvais qu’il avait, le même, celui que j’ai vu cent fois vous épiant, lui devant, toi derrière le dépassant, lui face àmoi dont il ne savait pas que j’épiais ni même que j’étais capable d’y songer, peut-être si tu savais ce que je pense aujourd’hui, jour de mort qui doit être jour d’épousailles, aurais-tu ce même regard qu’on lui disait mauvais. Regard mauvais du berger - premier assis, premier homme, premier muet et premier mort. Comme il est venu, le temps d’épouser. Pensais-je.

Je courrais le monde. Je prendrais les berceaux voyageurs. Etoffes nouées aux grands mâts.

Quand vous reveniez lui devant toi, toi plus haut d’une tête, je voyais ton visage, tu allais en avant de ses jambes àlui, fatiguées.

Trace àmon front que le père déchiffra - un croissant, l’étoile ou balafre, puis j’ai juré que j’irais sous les soleils. A travers les steppes, harassées, marchaient les colonnes des peuples, avançaient, d’est en ouest, de glaciers àbruyères, genêts, que sais-je. Je quittai la maison et la cour de la maison. A mon tour j’avançai.

J’attends àras de jardin leur retour. Les nuages s’écartent, je tords le cou par la fenêtre, c’est l’heure du milieu, ils reviennent après l’été, la mère fait bouillir dans les bonbonnes de fer le lait mousseux, frappe les draps au lavoir, les grands-mères l’appellent et préparent quelque chose que je ne débrouille pas.

Pendant l’été j’ai vu. Il faisait une chaleur dont on se souvient. A la fois le temps poisseux ne pouvait cesser, àla fois le temps avait rendu l’âme, s’en était allé, nous étions dans la zone purgatoire, nous étions après, mes gestes étaient alentis et les mouches se prenaient aux rubans adhésifs.

J’ai vu la chose qu’aujourd’hui je montre àla fenêtre, silhouette langée, balancée. Je dors dans la partie basse et fraîche de la maison. Un couloir sombre mène aux chambres des grands-mères. Un matin j’arpente le couloir glacé, pieds nus, àla recherche du souffle tu et mort des femmes, le souffle parfaitement tu et mort des femmes. Marchant je ne sais rien de ce qu’est une femme, je retiens le bruit des pieds sur les dalles, buée, souffle, je ne sais rien, copie le rien, buée, ombre, noir sur le noir des dalles, j’entrebâille la porte de la grand-mère, la première après ma chambre, maladies, maladies des arbres et des corps, maladies arthrosiques, obscurité, par la porte entrebâillée je vois la grand-mère assise, une bougie vacille, je vois la grand-mère assise dos àla fenêtre sans expression et face àmoi et des années plus tard je ne saurai si pourtant elle m’a vue ou non, perdue dans une pauvreté, je vois la grand-mère chauve, crâne nu brillant, balle modelée, je retiens l’air, je sais de moins en moins ce qui souffle derrière la barrière des dents, dos perpendiculaire aux cuisses, chaise où sont posées les cuisses, crâne luisant - un œuf, ma grand-mère est un œuf, en tout cas rien qui soit humain, chose pliante cuisses dos boule ronde d’où s’exorbitent des yeux que je ne reconnais pas sous le crâne dépoilé déplumé, je tente de tout replacer en contexte de grand-mère àcheveux de perruque, debout, en tablier, àla cuisine, je vois la culotte du trousseau, les initiales brodées blanc sur le blanc, je vois l’entrejambe, la culotte bâille. Je ne reconnais rien.

J’attends leur retour. C’est la fin de l’été, l’automne est humide déjà, je guette leur retour, je les vois, exulte et cours àleur rencontre. Ce que regarde le père c’est la trace invisible àmon front.




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5 juillet 2010
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