Marie Cosnay | Quatre extraits inédits

Métamorphose

Quelque chose nous échappait. Nous délaissons les sommets et les plaines, nous nous moquons des visions en étage. Nous prenons l’ensemble dans un même regard. Une porte cochère, du bois de chêne veiné. Une jeune femme, longue queue de cheval dans le dos, vêtu de bleu marine, pousse la porte de son épaule gauche. De l’autre épaule elle ne fait rien, au bout du bras droit elle porte quelque chose que l’on n’identifie pas.

On se retourne et c’est peut-être la mer. Une géographie lumineuse. D’abord un parquet scintillant, de l’eau pure, du cristal dans lequel on va jusqu’aux chevilles.

Derrière nous s’étalait cette sorte d’étendue maritime. Avec, peut-être, surmontant le tout, des collines bleues. On regardait, tournant la tête, pendant que la jeune femme poussait la porte, tentait de rentrer dans l’immeuble. Le sac plastique dans sa main droite pesait, on le devinait. Aller-retour de nos regards.

J’ai mal de posséder la géographie sans limite que je dis, cet espace où je crois retrouver quelque chose et où disparaître (mélange de soleil et d’eau verte). Près de moi, du même pas, marche Kemal.

Kemal a rompu le silence, la fille n’en avait pas fini d’ouvrir la porte cochère de son épaule. Les enfants ne sont pas les enfants de leurs pères, dit-il. Je l’ai regardé. S’il pouvait continuer un peu, je trouverais à répondre. Avec son histoire de père, il n’avait pas besoin d’aller plus loin, je me serrai contre lui. Il me pinça le bras. La fille avait disparu, à sa place une autre poussait de tout son poids et cela m’amusa que Kemal désirât s’approcher. Je le regardais, j’avais toujours cette sorte de paysage inventé dans mon dos, au loin quelque chose fumait, nous étions habitués maintenant. Kemal approchait de la fille deuxième, même scène, même sac, ou presque, celui-ci portait une inscription concernant la foire du livre de Sao Paolo.

Kemal rejoignait la fille au sac de Sao Paolo. Je restais dos aux plaines liquides, quand je levais les yeux la couleur violette tranchait avec la grisaille des toits, le ciel était soutenu par lui-même mais grossièrement. Bien sûr, au loin, des crêtes de carton, régulières, de petits créneaux de branchages, papiers crépons et feuillages, se succédaient. Parfois, une chose se dressait, c’était dans une haleine, une buée, un arbre vide s’élançait, blanc de tronc et saignant dans le coucher de soleil permanent, rose, vif, dégoulinant comme nous le connaissions.

Soudain mes sens me jouèrent des tours. Deux filles poussaient la porte de toute la force de leurs épaules. Kemal avait disparu, ou plutôt il devenait l’une des deux filles.

La métamorphose s’accomplit devant moi. Les cheveux de K. poussent, les hanches s’arrondissent. Il se retourne un instant. Je perçois dans son regard une interrogation, exemple de toutes les interrogations. J’eus le temps de désirer lui demander des précisions sur cette histoire de pères qui n’étaient pas des pères. Le moment était on ne peut plus mal choisi. Bientôt je ne le reconnaîtrais plus. Les filles firent un peu, à peine, bouger la porte.

Dans la ville, j’allais retrouver Quentin Wilner B. Et voici que Kemal, non pareil à lui-même, disparaissait derrière une porte cochère.

L’étendue liquide clapotait, de larges cercles concentriques s’écartaient, j’aurais cru un lac avec des algues et des aspérités moussues, les cercles s’éloignant étaient tapissés de petits dessins formant des croix, cela faisait des hachures subtiles. Je me frottai les yeux. Rien ne changeait. Les hachures étaient dessinées à l’encre verte, j’y noyais mon regard. Le chagrin m’envahit.

Il m’était arrivé de douter de mon corps. De nuit, parfois, j’avais l’esprit mangé, quelqu’un entrait par ma bouche et ne voulait lâcher, je me recroquevillais. La disparition de Kemal promettait la mienne. Je ne m’interrogeais pas sur le changement de sexe. Je ne regardai pas la transformation. Je pensais à la disparition comme à une équation, une chose sans surprise.

Quentin Wilner marche vers moi, essoufflé. Je l’ai quitté un jour et sans un mot. J’évite de jeter un œil sur la porte – cela fait une heure, compté-je en regardant le cadran de la montre de Quentin. Cela fait une heure, un peu moins peut-être, que Kemal disparaît. La lumière n’a pas bougé. Quentin évoque les événements que la ville a connus pendant mon absence. Je m’approche de lui.

La pupille des yeux de Quentin était claire, un peu décollée. Il m’écarta d’une main ferme, douce et ferme, sa vieille main était couverte de petites taches brunes. Il racontait l’incendie. On savait que les flammes très claires du début s’étaient doucement levées, elles portaient un parfum négligé, très ancien, assez agréable. Peut-être ne réagit-on pas tout de suite. Les couleurs étaient délavées, un beau jaune clair avec des nuages comme dans un ciel d’aurore, des formes de houppelandes et de sabres courbés, étincelants. Ceux qui assistèrent à l’incendie étaient unanimes : rien d’inquiétant, des formes orientales peu à peu s’élevaient dans les airs, munies d’une odeur familière de vieux draps ou de cotonnades. Puis les livres, touchés par les feux, dégagèrent une odeur insupportable. On s’alarma. On les déplaça par piles, les serrant les uns contre les autres entre les paumes des mains. Peu de livres furent sauvés. La bibliothèque de Quentin fut détruite en grande partie. Je me sentais honteuse sans comprendre pourquoi.

Nous mangeâmes des sandwichs devant la porte que je ne voulais pas quitter, je ne donnais pas mes raisons et le vieux Quentin ne me les demanda pas. Des palmiers longeaient le fleuve, des vendeurs ambulants proposaient des oiseaux en cage et qui savaient parler.

Des milliers de livres brûlèrent. Certains furent sauvés par la solidarité de ceux qui les acheminèrent, serrés entre les paumes de leurs mains. Je devais partir à la recherche d’un des livres disparus. Quentin me le demandait avec fermeté. C’était presque un ordre. Je constatai que nos retrouvailles prenaient cette tournure, la tournure de l’ordre et de l’intimidation. Je tremblai de tendresse et d’effroi. Dans une enveloppe qu’il me tendait, Quentin avait rassemblé des informations nécessaires à ma quête. Je ne posai aucune question. Je ne cherchai à savoir ni le titre de l’ouvrage, ni l’auteur, ni le contenu du livre ni les raisons de Quentin. Je regardais la pupille claire du vieux Quentin. Je ne décidai rien.

Une pupille de jeune fille, me dis-je. Je détachais la pupille du contexte et l’émotion me saisit. Quentin s’éloigna et je revins devant ma porte.

Le corps de Kemal était méconnaissable. Bientôt la porte se referma sur deux jeunes filles dans un grand bruit. Je devais me faire à l’idée de ne voir Kemal plus jamais et je m’y faisais - comme dans une arrière-cour, une après-midi de campagne dans une maison où l’on est arrivé sans connaître quiconque et il faut faire la sieste. Les tristesses s’agglutinent dans un temps mystérieux, dans les traces qu’a laissées le temps des autres. Kemal disparaissait et je n’avais pas changé de visage, il fallait le croire. Pour l’heure je me tâtais, le nez était à sa place de nez. Les mains s’énervaient, je m’étais arraché deux ongles, j’avais un peu mal mais la douleur permettait de reprendre pied.

Excursion

Je courais loin de la ville. Les hauts immeubles vitrés, les parapets d’acier, vitrés et lumineux, scintillaient derrière moi. Je me retournai, la ville ne me lâchait pas. Elle s’approchait à mesure que je m’éloignais, peut-être étais-je victime d’une illusion. Je courus longtemps, marchai sur des ponts et traversai des villages vides. Je fermai les yeux.

Personne, je tombai sur des plaines vierges. Je m’y égarai. Quelques arbres tendaient les bras. Des suppliants, transformés en troncs et têtes feuillues pour peine reçue et fautes anciennes. Plus loin la terre avait été remuée. C’était une odeur de pins, une odeur peu commune de montagne ou de sexe, une odeur interdite, je ne reconnaissais pas, je sentais monter le malaise, cette explosion, j’allais vomir sur les feuillages, les tapis, la couleur sombre de la terre, ses bouches d’aération.

L’odeur inconnue s’élevait de la terre noire et grasse qui gigotait, soufflait d’abruptes cheminées, on ne sait pas exactement ce qui bougeait, vermines ou corps non tout à fait achevés, je voulais respirer, respirer, courir et galoper mais je marchais à tout petits pas. Je frôlais. Les arbres me terrifiaient, chacun se courbait sur mon passage. La ville derrière moi haute et fière, les montagnes devant, bleuies, les mamelles des horizons. J’entends des pleurs d’enfants et les campagnes sont désertes.

A la porte de Kemal, 1.

Haletante je reviens dans la ville. Je retrouve la porte cochère de Kemal. Je m’allonge. En face, l’étendue liquide, miroir couché avec les heurts bleus des collines.

Je touchais mon cou, j’y sentais les veines. Je respirais encore l’odeur dégoûtante des campagnes. Je craignais quelque chose. Il n’y avait pas le moindre rapport entre les années où j’avais cheminé et le moment de la vision, Kemal changé en fille, Kemal disparu, la conversation avec Quentin, l’incendie, mon escapade dans une campagne métamorphosée, l’idée de la métamorphose, la puanteur. Pour couronner le tout, un livre à trouver, retrouver.

Je pouvais tout accepter, la rupture des liaisons logiques, historiques. Je touchais les veines de mon cou, je disais mon cou. Prononcer mon cou me faisait une petite impression. Ça battait normalement - si je pouvais être juge.

Je rêvais allongée (le porche d’un côté, les eaux limpides de l’autre). Des hommes travaillaient sur un toit, épinglés sérieusement sur les nuages. Un médaillon mental se feuilletait ou se démembrait, c’est selon. Je comprenais que ce médaillon était fait de plusieurs éléments, on l’inspectait, rien n’y manquait, on l’inspectait page après page. Pages d’un métal dur sur lequel je pourrais, de la pointe d’un stylet, graver ma tristesse. Je ruisselais de larmes et j’avais très chaud. Pages de médaillon.

La nuit se prolongeait, je ne pouvais plus faire un geste, mes bras étaient de pierre et je le crois, ma volonté.

Les nuages passent vifs et au-dessous sont des choses lasses, épuisées, les goémons, les tristes goémons et les poissons désespérés. Puis voici la brûlure du soleil, qui en rajoutait un peu avec ses mèches à deux versants et allumait ses aiguilles. Kemal avait disparu derrière une porte cochère. Je n’étais pas plus avancée.

Le dos sur la surface goudronnée, les hommes sur le toit et la lune alternativement. Combien de temps, allongée sur le sol qui scintillait. Je fronce les sourcils pour tenter de voir derrière la porte cochère. En vain. Le pire ce sont les grignotements de fourmis ou les agacements de bêtes ailées, des ravins sous ma peau ou par-dessus, en surface, sur les surfaces, les plaines ruisselantes et infécondes, fermées, sévères. Un oiseau voletait par-dessus, il aurait pu me picorer. L’œil, un autre. Jamais personne n’approcha, mais cet oiseau que je prenais pour un rapace au bec courbe. Ne voir personne à la ronde était aussi étonnant que la disparition, assortie du changement de sexe, de Kemal. Des hommes travaillaient sur un toit lointain. J’imaginais qu’ils m’avaient aperçue et agitaient leurs muscles nus, sous la lumière brûlante, exprès.

Rêve

Un bruit ronflant, régulier. Le train ne ressemble pas à celui que nous avions emprunté Kemal et moi. Le train avec Kemal roulait vite, nous ne voyions rien autour de nous, nous avions fermé les yeux, quelque chose nous serrait au ventre, nous nous serions battus au sang mais contre qui, nous n’identifions pas.

La rivière est cendrée, parfois cachée derrière les ormes et les saules et c’est une peau légère, l’instant suivant elle n’est plus, la verticale a pris l’espace, les arbres saluent, nient la rivière comme si nous dessinions des parcours tortueux si loin de l’eau qui était là, qui précédait, nous en aurions juré, pourtant ce sont à présent des dalles, jointes maladroites, régulières, derrière les dalles s’élève une falaise ocre, où est l’eau que nous suivions et les saules penchés.

Avec Kemal nous gardions les yeux fermés. Ce que nous voulions raconter avait cent fois été entendu, répété. C’était difficile mais nous réfléchissions à une manière polie, possible, adéquate de produire les paroles. Nous n’avions encore rien trouvé le jour où Kemal disparut derrière la porte cochère - toute cette scène, avec la transformation.

Le bruit glacé de train dans les campagnes, longeant les monts crayeux, parfois une poignée de chardons, la surprise d’un bouquet violet. Je pose la tête contre la fraîcheur de la vitre, le cou me blesse, mes vertèbres sont rompues, du moins en ai-je l’impression, je vais descendre dans une ville que je ne connais pas, la mer y dessine une petite crique m’a-t-on dit et dans la petite crique des vagues montent à l’assaut des navires ou bien clapotent dans la paix et je m’allonge avec des phrases bien anciennes, l’onde bat, je joue la surenchère, les mots antiques désordonnés sont des corps repêchés, battus gonflés se désarticulent et quand j’entends une voix je me lève les pieds bien plantés dans le sable.

Vous avez dormi longuement, dit une fille devant moi. Elle éclate de rire. Je lui dis que je descends du train, je suis fripée de sommeil. Le train, répète-t-elle, quel train. Vous avez beaucoup dormi, je vous ai regardée tout le temps. La jeune fille a un léger accent, par ailleurs quand elle me regarde son œil droit échappe un peu. Vous avez rêvé. J’ai rêvé le train. Je suis toujours devant la porte cochère.


Marie Cosnay publie chez Cheyne éditeur, Laurence Teper et Verdier. Remue.net propose ici de nombreux articles concernant cet auteur.
La langue maternelle paraîtra en 2010 chez Cheyne éditeur.

12 novembre 2009
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