Mars : « J’ai voulu être l’héritier » (2/2)
Une chronique mensuelle de Frédéric Lefebvre en hommage à Pierre Pachet.






























8.
Une autre figure littéraire de père va intéresser Pachet : le père de Vidyadhar S. Naipaul, l’écrivain britannique originaire de Trinidad (et de l’Inde).
Naipaul, c’est vraiment une rencontre importante pour Pachet : l’œuvre, mais aussi l’homme. Pachet le lit pour la première fois dans les années 1960 (le roman Une maison pour M. Biswas) ; et plus assidûment à partir des années 1980, à peu près au moment où il publie Autobiographie de mon père. Il le rencontre à plusieurs reprises, l’interviewe pour le compte de La Quinzaine Littéraire.
L’homme l’impressionne. Après leur première rencontre, Pachet s’en veut d’avoir été « obséquieux », dans l’« auto-effacement ». Mais il y a aussi l’imitation : « On imite un parent, ou une vedette. Ou bien l’on cherche à faire coïncider les deux, comme quand je me surprends à imiter un Naipaul, qu’au fond de moi j’identifie sourdement à mon père » [27].
À son père, ou à lui-même ? Car cette fois, c’est lui, Pachet, qui rencontre une sorte de double, d’alter ego (Naipaul est né en 1932, ils ont à peu près le même âge). Impression et trouble après la rencontre : « Effet complexe, et double : excitation, en reconnaissant les questions qui depuis toujours me tourmentent, mais traitées par lui de façon plus ample, approfondies ; et asphyxie, parce que de ce qui m’avait semblé être, ne fût-ce qu’à mes yeux, mon territoire propre, je me trouvais dépossédé [28]. »
Naipaul, ou l’intelligence littéraire. Tout à la fois une « leçon d’observation, de pensée, de vie, de création de formes » [29]. En particulier dans son roman autobiographique L’Énigme de l’arrivée, où il raconte son émigration de Trinidad en Angleterre, sa vie nouvelle dans la campagne anglaise et ses difficultés d’apprenti écrivain, jusqu’à la prise de conscience de son véritable sujet, à traiter en priorité : le monde de Trinidad qu’il a quitté.
Le « regard de Naipaul », dans ce livre, porte sur la lumière du ciel d’Angleterre, une « lumière grise, douce », qui « livre les détails, révèle le relief » ; sur le milieu naturel, la végétation, les fleurs, les animaux de la campagne, dans des pages « qui ne sont pas décoratives mais liées à l’essentiel du livre » ; sur l’agriculture, mais aussi sur l’économie, les techniques, divers « problèmes, dans leur aspect collectif », faisant ainsi « sentir ce qui, dans la vie apparemment immobile de la campagne, est historique » ; et en même temps, « il ne cesse d’aller vers les gens », dit Pachet, admiratif [30].
Pachet se prend lui-même en exemple, pour un instant ; il joue à l’écrivain, regarde au-dehors (peut-être dans sa rue de Paris, où se trouvent des grossistes) : « Un jeune Noir passe dans la rue, porteur d’un grand cabas apparemment rempli d’objets achetés en gros et qu’il revendra en Afrique. Il a, piqué dans sa chevelure crépue où il tient très bien, un crayon-feutre rouge. » Ma perception de cet homme, dit-il alors, pourrait être « sacrificielle » ou « cannibale » : ce « personnage qui passe à l’arrière-plan de ma perception, je jouis de l’identifier un instant pour l’abandonner aussitôt ». Ou elle pourrait s’en tenir au « pittoresque », à un « regard paresseux ». Ou elle pourrait imposer des catégories préétablies (catégories sociales), par un « regard généralisant » [31].
Naipaul semble échapper à tous ces défauts : « Naipaul, et cela ne semble pas être originellement chez lui un souci éthique, s’intéresse à toute individualité qui croise son chemin et le sollicite de comprendre, de déchiffrer, de savoir ce qui s’est concrétisé là. » Contre le « pittoresque », il est « attentif à l’histoire humaine et à ce qui se dépose d’elle dans les corps, dans les paysages naturels » (Naipaul voudrait situer le geste « inventif » du feutre dans les cheveux dans l’« histoire des gestes et des techniques », le rehausser). Et il semble refuser les « idées générales », les « grands objets collectifs » :
Naipaul se refuse à voir dans qui il rencontre […] un membre de telle ou telle catégorie sociale, quand bien même les signes de cette catégorie viendraient lui crever les yeux. Voir dans qui vous fait face un ouvrier, un indigène, un Noir, un Indien des Caraïbes, un touriste ou un fonctionnaire des douanes, […] cela vous délivre de la charge d’avoir à le comprendre plus en profondeur, d’avoir aussi à faire face à la multiplicité épuisante des individus semblables ou proches, et donc on fait d’une pierre dix coups, ou mille coups [32].
L’intelligence littéraire de Naipaul ressemble à l’intelligence attendue du médecin, dans Autobiographie de mon père. Elle en est l’analogue, le pendant. Les défauts que Naipaul évite, ce sont ceux du neurologue maladroit (ou incompétent, ou prétentieux) ; ses qualités, sa capacité à respecter et comprendre en toute situation la singularité, l’« originalité », ce sont les qualités du médecin idéal. A l’éloge de l’un répond l’éloge de l’autre : Naipaul, c’est presque la littérature même, avec ce « goût du réel » qui manquerait à la culture française ; c’est en tout cas « une dimension essentielle de cet art ». Et même, par « son aptitude à regarder les hommes dans le milieu d’où ils surgissent, par son sens de la souffrance, […] Naipaul a quelque chose de russe » (Pachet le rapproche de Tolstoï, de Soljenitsyne) [33].
Ce qui intéresse alors Pachet, c’est l’origine de cette vocation littéraire – et de ce talent. C’est le rapport avec le père – le père de Naipaul, qui a une histoire : à Trinidad, dans un milieu d’émigrés venus de l’Inde, destiné par sa famille « à être prêtre hindouiste », il s’émancipe, au moins en partie, et réussit à devenir journaliste, mais « sans jamais pouvoir se dégager des contraintes d’une société coloniale, peu faite pour laisser aux individus du commun une grande marge de liberté ». En réalité, il visait autre chose : « il voulait être écrivain » (il a d’ailleurs publié un recueil de nouvelles). Mais il reste journaliste à Trinidad, renonce à émigrer aux États-Unis (où son protecteur, son ancien rédacteur en chef, aurait pu l’aider à « réaliser son désir d’écrire »). Il est d’ailleurs malade (une « maladie mentale »). Et il transmet à son fils aîné son propre désir : qu’il devienne « ce que lui-même avait renoncé à devenir ». Il a déjà offert, « de façon presque mythique », un livre de poèmes à son fils, alors enfant, avec une dédicace : « À Vidyadhar, de la part de son père », etc. Quand il publie ses nouvelles, il semble évident, pour le père et pour le fils, sans que ce soit exprimé, que le fils deviendra écrivain [34].
Pachet constate ceci : le père de Naipaul a été déterminant dans la vocation du fils ; leur échange a été constant, durable, dans les deux sens (à un moment, le fils, depuis l’Angleterre, encourage le père à écrire : « Tu sais écrire, et tu le sais. Cesse de te trouver des excuses. ») ; le fils a toujours remercié son père, il lui a rendu hommage ; et il est revenu à plusieurs reprises sur le sujet [35].
D’abord dans Une maison pour M. Biswas, qui est, dit Pachet, « une sorte de "Biographie de mon père" » (lui-même vient de publier Autobiographie de mon père) ; un de « ses romans les plus forts », dira-t-il encore plus tard. Mais aussi, sans doute, dans les deux romans placés sous le signe de cette « expression emblématique », half a life, qui peut signifier « la moitié d’une vie » (le titre donné en français au premier de ces romans) ou désigner des « demi-vies », des « vies vécues à moitié » (celles de gens « frustrés de ce que peut donner une vie humaine »). Dans La Moitié d’une vie et Semences magiques, Naipaul raconte en effet, située cette fois en Inde, l’histoire d’un père qui rêve d’être écrivain, rencontre Somerset Maugham et donne à son fils en deuxième prénom « Somerset » ; et d’un fils qui accomplit le désir de son père, devient écrivain en Angleterre – et dans le second roman, ce fils, rompant avec la société, rejoignant un maquis révolutionnaire quelque part en Inde, devient, curieusement, un ex-écrivain, comme « une sorte de Naipaul qui n’aurait pas réussi », qui « aurait parcouru une caricature de trajectoire » [36].
Il y a plusieurs aspects dans l’histoire de Naipaul reconstituée par Pachet.
Naipaul hérite d’une direction, d’un désir, de quelque chose qui a une valeur positive : devenir écrivain. Et il poursuit dans cette direction, il va plus loin que son père (au sens propre et au sens figuré : il va jusqu’en Angleterre, alors que son père s’est seulement éloigné pour construire sa maison ; il a le sentiment, « en devenant écrivain, de mener à terme un projet que son père, simple journaliste, avait seulement caressé ») [37]. Il accomplit pleinement ce désir du père, devenu le sien.
Mais il hérite aussi en même temps d’un empêchement, d’une peur, de quelque chose d’a priori négatif. Naipaul en parle dans ses écrits autobiographiques (« Prologue pour une autobiographie », dans Sacrifices) : il explique avoir hérité de cette « peur de la disparition » éprouvée par son père (dans sa maladie mentale). Pachet commente cette peur en acte dans L’Énigme de l’arrivée, « au cœur du roman, à la fois comme une menace (je ne parviendrai plus jamais à écrire un roman, à écrire tout court), et comme une ressource, celle de la neurasthénie » – que Pachet étudie par ailleurs comme un état ambivalent, obstacle et ressource, selon le point de vue (« la dépression naît d’un obstacle intérieur, d’une sorte de taie qui empêche l’écrivain de voir ce qu’il voit », mais elle est « riche d’une acuité qui pourra s’appliquer et s’exprimer si l’obstacle est perçu, si l’expérience de toute la vie de l’écrivain est par lui correctement mise en perspective »). Naipaul assume cet aspect négatif, cette peur, la transforme, l’inclut dans son « art » littéraire, qui est fait, dit Pachet, d’« une sorte de précipitation », dès lors que « le matériau a été accumulé » (« l’ensemble de souvenirs et de pensées qui se sont rassemblés dans l’esprit de l’écrivain ») [38].
Mais il y a aussi un refus d’héritage. Dans La Moitié d’une vie, Naipaul met en scène et transpose son refus de répéter une certaine ignorance : le personnage du fils a pour ambition « d’accéder à une plénitude dans l’amour qu’il sait étrangère au monde de ses parents, à leur culture ». Et dans un entretien : « Naipaul […] met en scène […] un père d’origine indienne dont la vie affective est très pauvre. Son fils, qui cherche au contraire à atteindre une sorte de plénitude sexuelle (si une telle chose existe !), parle à son propos d’une espèce d’inconnaissance, d’inexpérience presque coupables. Nos pères, dit-il, étaient comme des animaux, ils tâtonnaient dans leur vie amoureuse [39]. »
Les similitudes avec Pachet, l’analogie (l’effet d’alter ego, de double).
Pachet, en apparence, refuse l’héritage de son père en tant que médecin, ne répond pas à son désir de le voir devenir médecin – après lui, et surtout mieux que lui, puisqu’il n’a pas pu avoir la carrière qu’il souhaitait, forcé d’abandonner la médecine ou presque. Une certaine direction est montrée : la médecine (ou la science en général).
Mais il y a ou il y aurait une autre direction, que Pachet veut voir ; un autre désir de son père : devenir un intellectuel, un penseur. Il l’évoque ici dans un entretien : « je suis persuadé que, si les circonstances l’avaient permis, mon père aurait aimé être un intellectuel et écrire des livres ». C’est comme un désir premier, plus ancien, écarté, renié avant les autres. En rapport avec son adolescence, avec le plaisir pris aux études à l’école rabbinique d’Odessa. Pachet l’inclut déjà dans les propos prêtés à son père, dans Autobiographie de mon père : « J’ai souvent pensé que ma vocation était peut-être celle d’un pur intellectuel, entretenu par les siens pour pouvoir se vouer à l’étude ; et qu’en continuant dans ma toute première voie, je serais devenu une sorte de penseur moral, à la Martin Buber, traduisant dans un langage relevé des interrogations et des exigences collectives. » Pachet, quand il écrit cette phrase, est enseignant à l’université (depuis son retour en France) ; il peut (la nuit surtout) se consacrer à réfléchir, à écrire (un de ses textes de l’époque s’intitule « Les idées de la nuit », où il se dit « phraseur » ; il se dit aussi « moraliste ») ; il n’a pas encore publié de livre, mais il commence à publier régulièrement dans des revues. Il assume – ou il assumera, au terme d’un processus, avec le temps – cette activité intellectuelle comme un héritage, comme une autre direction possible montrée par son père. Dans un entretien : « A la façon de V. S. Naipaul, je dirai que mon père avait un désir d’écrire que j’ai réalisé à sa place, animé par son souci de minutie, de positivité, et d’expression de la souffrance et de la dégradation humaine [40]. »
Et l’empêchement, la peur, l’héritage négatif : la mélancolie de son père, ce père « douloureux », se sentant foncièrement seul – et même un soir, dans ses années d’étudiant à Paris, « désespéré, prêt au suicide ». Pachet, dans un entretien, sur cet héritage de solitude de son père : « J’en hérite, non que j’éprouve directement ses sentiments, mais c’est en moi, à côté de moi [41]. »
Et cet autre aspect, où il y a franchement un refus d’héritage. Là où le père est méfiant : envers les femmes (il a « une méfiance à l’égard du monde environnant et à l’égard des femmes »). Pachet évoque la « crise » qu’il a vécue à la mort de son père : les attitudes de son père qu’il a pu adopter, et dont son père était le « garant », il dépendra maintenant de lui « de les maintenir, de les abandonner, ou de les infléchir ». Dans un entretien, il explique – en invoquant justement Naipaul, pour La Moitié d’une vie – comment il a pris ici une autre direction : « il m’a fallu me construire contre lui pour accéder à tout ce que la vie avec lui rendait impossible : à l’amour, à l’érotisme, à la musique » [42].
Et de cette période de deuil (en 1965, aux États-Unis), il se souvient du rôle de sa femme, qui lui montre alors ce qu’est « l’amour de la vie » (une chose mystérieuse, qui n’est pas « l’amour de soi »). Comme si, face à Pachet pris d’« une douleur violente, inattendue », elle l’avait en quelque sorte « réorienté, rappelé à l’ordre » : « Soizic vint vers moi, me rappela à la vie, m’attira à elle. Elle me fit comprendre physiquement qu’en me rapprochant d’elle je ne m’éloignais pas de ce qu’il y avait de plus vrai en moi-même [43]. »




Quand mon père me disait : « Tu t’ennuies ? Tu n’as qu’à avoir une vie intérieure ! », j’ai eu la chance de comprendre immédiatement (au lieu de me révolter contre elle) ce que voulait dire sa phrase, ce qu’elle pouvait signifier, en quel sens elle m’offrait un accès à la pensée : la vie intérieure, ce n’était rien d’autre que l’ennui lui-même, envisagé un peu autrement. L’ennui n’était pas vide, il était pensée et même énergie pour penser. Il était le fonds inépuisable de la vie intérieure. Il était la vie même, il en contenait la source [45].
Et dans un entretien : « Ce n’est pas une donnée de la condition humaine, il me semble, c’en est une dimension, une possibilité : on peut avoir une vie intérieure […] ; c’est quelque chose qu’on peut se donner, et ça suppose de l’accepter, si on le souhaite [46]. »
Ainsi, dans sa vie intérieure, à la fin des années 1960, quand Pachet pensait à son père, il y avait une « parole », qui est aussi écriture : « une parole qui s’écrivait, se reprenait, ne parlant à personne, à la recherche d’une certaine façon de s’exprimer, d’une vérité qui lui échappait ». C’est la parole de son père : sa mort « n’avait pas étranglé sa parole » [47].
Et dans le registre de la mythologie grecque, celui qui veut qu’on avale quelqu’un au sens propre (avant que Zeus fasse sortir Athéna tout armée de sa tête, il a fallu qu’il « avale » Mètis, la future mère d’Athéna, enceinte – Pachet le rappelle dans un compte rendu). En se remémorant une discussion à Vichy avec son père, où il s’était senti un « esprit faux », Pachet peut, longtemps après sa mort, formuler ainsi « l’attache filiale » par laquelle il se sent pris : « Si je suis un esprit faux conscient de l’être et vigilant dans ma torpeur, je ne peux oublier que cela me vient d’un autre : de mon père, que depuis près de vingt ans j’ai avalé, qui continue à parler en moi sur les bords de l’Allier, tantôt d’une voix douce et patiente, à peine audible, tantôt hurlant au bord de l’apoplexie » [48].
Dans ce que Pachet appelle le rapport « de l’homme au mythique », en effet, comme dans certaines tragédies grecques (dans un moment de crise ou de folie, comme dans Héraclès d’Euripide), un constat : « l’homme n’est pas le possesseur inaliénable de son caractère, il est soumis à l’influence d’autres êtres (dieux, monstres, hommes vivants ou morts) qui s’emparent de son corps ou de son esprit » [49].
De là, la formulation du préambule de 1985, paradoxale, qui exprime à la fois la passivité et l’activité ou volonté : « La parole de mon père mort demandait à parler par moi, comme elle n’avait jamais parlé, au-delà de nos deux forces réunies. Elle me niait, me demandait mon aide pour se consacrer à elle-même, et je voulais cela (c’est pourquoi je n’apparais presque pas dans ces pages) [50]. »
Et plus précisément, aussitôt après :
J’avais cette voix en tête, je n’avais même qu’elle. Elle était en moi la voix la plus spontanée.
« J’avais cette voix en tête » : folle présomption. J’ai cru et voulu l’avoir. Je me suis accroché à cette illusion pour la transformer en projet, et m’y enchaîner. J’ai voulu être l’héritier [51].
Ce paradoxe, c’est ce que Pachet appellera le « vacillement des identités ». Le « je » du livre est souvent incertain. Cette incertitude est renforcée par la « contradiction intrinsèque du titre » : Autobiographie de mon père (Pachet expliquera dans un entretien qu’il ignorait l’existence du livre de Gertrude Stein sur sa compagne, Autobiographie d’Alice Toklas) [52].
Ainsi, ce qu’il appelait d’abord « jeu de miroirs », à propos du procédé littéraire de Platon (qui se montre et se cache tout à la fois ; qui raconte une action qui était un dialogue), ou « équivoque », à propos de Diderot, Pachet semble le relever plutôt par la suite dans le registre des contes (par une sorte de glissement des références, de la Grèce antique et de la mythologie vers l’ensemble des sociétés et des contes). C’est en particulier la notion d’« emboîtement des niveaux » : le récit peut passer d’un niveau à un autre, de la « réalité » au « rêve », puis de là au « rêve dans le rêve », etc. Mais en lisant Salman Rushdie, par exemple, au tournant des années 1980 et 1990, il pourra faire le lien entre tous ces registres d’une seule littérature : l’empiètement ou l’emboîtement des différents niveaux de réalité, qui est sans doute un procédé caractéristique de la « tradition indienne » des contes, et qu’il relève chez Rushdie, il lui semble qu’on peut « le retrouver aussi chez d’autres grands conteurs : Tolstoï, Kafka… Platon ou Rabelais » [53].
10.
La fin d’Alceste d’Euripide. Le roi Admète est en deuil, après la mort de sa femme qui s’est sacrifiée pour lui. Il offre tout de même l’hospitalité à Héraclès, en cachant la nature de son deuil. La fin est une histoire de résurrection : Héraclès, comprenant la situation, ira chercher Alceste aux enfers, la rendra à Admète.
Pachet évoque à nouveau Alceste après la mort de sa femme. Soizic pensait que Pachet n’aurait plus de « vie érotique et amoureuse » après elle, ce qui n’est pas le cas. Dans la pièce d’Euripide, Alceste faisait promettre à Admète qu’il ne se remarierait pas. Pachet pense à – imagine – une nouvelle femme se présentant à lui, « une fois les obsèques terminées ». Et si c’était la même ? Si c’était Soizic, « revenue, ranimée, […] comme Alceste ramenée à la vie par la faveur d’Héraclès manifestant au roi Admète endeuillé sa reconnaissance d’avoir pris la peine de l’accueillir en faisant fi de son chagrin » [54] ?
Pachet au cimetière de Bagneux, près de Paris. Méditation sur les cimetières en général : « Quand on va au cimetière affirmer qu’on se sait lié à un ou à des disparus, il faut supporter la présence des autres tombes, celles des gens qu’on n’a pas connus, des gens qui vous sont indifférents et plus qu’indifférents » [55].
Mais le cimetière est comme une « cité », avec « ses quartiers, ses allées, des voisinages » ; de fait, c’est « la même mort » qui accueille « vos morts à vous » et « les morts voisins » ; « ils reposent dans le même enclos, sur lequel veille la même organisation des vivants, dont vous êtes ». Ainsi, dit Pachet, « je me suis pris d’une sorte d’amitié absurde pour les morts dont les tombes sont proches de celle de mon père » [56].
Le personnage appelé Saladin Chamcha dans Les Versets sataniques de Rushdie. Pachet défend le roman (et l’homme, condamné par une fatwa, un appel au meurtre : Pachet participe à un comité de soutien, très actif).
Chamcha, dont le nom dérive de Samsa (le personnage de Kafka dans La Métamorphose), est un incroyant, un homme très contemporain, qui « prête sa voix protéiforme aux bandes sonores de films de publicité, ou d’émissions de radio ». Ou plutôt, c’est un sceptique, qui, en ne croyant plus à la foi de sa religion (l’islam), semble avoir « gagné une fervente inquiétude », comme une « ferveur […] supérieure », celle du « doute ». À un moment donné, il devient fou, « ne parvient plus à distinguer réalité et délires » [57].
« Qu’est-ce qui est réel dans l’homme ? », se demande Pachet en résumant à sa façon l’enjeu du livre [58].
Certainement le risque est de « tomber hors de la réalité », dit Rushdie (cité par Pachet) [59].
La réalité « est placée sous notre responsabilité la plus grave, une responsabilité mutuelle », dit Pachet. Il s’appuie sur cette phrase de Rushdie, qu’il cite : « Le monde, a écrit quelqu’un, est le lieu dont nous prouvons la réalité en y mourant. » Il revient sur la source de cette phrase (Defoe). Il médite sur l’intention de Rushdie, qui suggère sans doute que « la réalité peut faire l’objet d’une reconstruction par chacun », qu’elle n’est « pas hors d’atteinte » ; le réel « demande à chacun un effort, un trajet (romanesque, initiatique) pour y accéder ». Il médite sur l’épisode contenant cette phrase. Un épisode qui le touche, lui, Pachet : c’est « la scène où Saladin Chamcha […] revient voir son père agonisant et assiste à sa mort, puis à ses funérailles » [60].
Une tradition juive, que Pachet évoque dans Autobiographie de mon père. Dans les propos qu’il prête à son père : « Chez nous, les mourants récitaient des psaumes, avec de temps en temps, comme un refrain, le Chema Israël que l’on doit avoir sur les lèvres au dernier moment, parce qu’on ne sait pas quel est le dernier moment, une sorte d’extrême-onction à répétition qu’on s’administre à soi-même. Amusant [61]. »
[1] Sans amour, op. cit., p. 17.
[2] Autobiographie de mon père, op. cit., p. 11.
[3] Ibid., p. 12.
[4] « Impatience », Nouvelle Revue de Psychanalyse, XLI, 1990, p. 115.
[5] « Deux vies en une », op. cit., p. 129 ; « L’effacement d’un père », op. cit., p. 22 ; « Deux vies en une », op. cit., p. 129.
[6] Entretien avec G. Moreau, op. cit., p. 20.
[7] Autobiographie de mon père, op. cit., p. 81.
[8] Nuits étroitement surveillées, op. cit., p. 193 ; La Force de dormir, op. cit., p. 123.
[9] Ibid., p. 140.
[10] L’Œuvre des jours, op. cit., p. 110.
[11] « Le père juif selon Bruno Schulz », Plurielles, n° 10, 2010, p. 43.
[12] Idem.
[13] Entretien avec J.-P. Salgas, La Quinzaine Littéraire, n° 570, 1991, p. 15 ; « Kraus contre Freud », La Quinzaine Littéraire, n° 451, 1985, p. 22.
[14] « Le père juif selon Bruno Schulz », op. cit., p. 43.
[15] Autobiographie de mon père, op. cit., p. 13 ; « L’acte d’émigrer », op. cit., p. 46-47.
[16] Autobiographie de mon père, op. cit., p. 56.
[17] Devant ma mère, Gallimard, 2007, p. 50 ; « L’effacement d’un père », op. cit., p. 23.
[18] Nuits étroitement surveillées, op. cit., p. 60.
[19] « Le père, sa mort et la nuit ambiante », in Bruno Schulz. La république des rêves, Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme / Denoël, 2004, p. 90.
[20] « Le père juif selon Bruno Schulz », op. cit., p. 43-44.
[21] Ibid., p. 43.
[22] Autobiographie de mon père, op. cit., p. 83-84 ; « Le père juif selon Bruno Schulz », op. cit., p. 44.
[23] Autobiographie de mon père, op. cit., p. 55-58 ; « Le père, sa mort et la nuit ambiante », op. cit., p. 89.
[24] « Le père juif selon Bruno Schulz », op. cit., p. 44 ; « Le père, sa mort et la nuit ambiante », op. cit., p. 90-91 ; Autobiographie de mon père, op. cit., p. 8.
[25] « Le père juif selon Bruno Schulz », op. cit., p. 44 ; « Le père, sa mort et la nuit ambiante », op. cit., p. 89 ; « Le père juif selon Bruno Schulz », op. cit., p. 44.
[26] Entretien avec G. Moreau, op. cit., p. 15 ; Autobiographie de mon père, op. cit., p. 176-178 ; « Le père, sa mort et la nuit ambiante », op. cit., p. 90-91.
[27] Un à un. De l’individualisme en littérature (Michaux, Naipaul, Rushdie), Seuil, 1993, p. 87-88.
[28] Ibid., p. 86.
[29] Ibid., p. 91.
[30] Ibid., p. 89, 112, 89, 66.
[31] Ibid., p. 91, 89.
[32] Ibid., p. 91-92, 102, 68, 88-89.
[33] Ibid., p. 91, 89 ; « Naipaul par lui-même », La Quinzaine Littéraire, n° 670, 1995, p. 10.
[34] Un à un…, op. cit., p. 109 ; « Deux générations pour faire un individu », Revue des Sciences Humaines, n° 301, 2011, p. 46-48.
[35] Ibid., p. 46.
[36] Un à un…, op. cit., p. 64 ; « Deux générations pour faire un individu », op. cit., p. 46 ; « Un regard amer », La Quinzaine Littéraire, n° 907, 2005 ; « Naipaul, droit au but droit à l’énigme », La Quinzaine Littéraire, n° 840, 2002, p. 7 ; « Deux générations pour faire un individu », op. cit., p. 47 ; « Un regard amer », op. cit..
[37] « Deux vies en une », op. cit., p. 129.
[38] « Deux générations pour faire un individu », op. cit., p. 48 ; « Un combat entre création et destruction », Le Magazine Littéraire, n° 411, 2002, p. 62-63 ; « Deux générations pour faire un individu », op. cit., p. 49.
[39] « Naipaul, droit au but droit à l’énigme », op. cit., p. 6 ; « Deux vies en une », op. cit., p. 129.
[40] Idem ; Autobiographie de mon père, op. cit., p. 98 ; « Les idées de la nuit », Le Nouveau Commerce, n° 17, 1970, p. 36 ; « La médiocrité », Le Nouveau Commerce, n° 24-25, 1973, p. 58 ; Entretien avec N. Sautel, Le Magazine Littéraire, n° 462, 2007, p. 65.
[41] « Deux vies en une », op. cit., p. 132 ; Entretien avec G. Moreau, op. cit., p. 20.
[42] « L’effacement d’un père », op. cit., p. 22 ; « Deux vies en une », op. cit., p. 129.
[43] Adieu, op. cit., p. 9, 12.
[44] Autobiographie de mon père, op. cit., p. 9.
[45] « Le temps qui reste », in La Curiosité, Autrement, coll. « Morales », 1993, p. 25.
[46] Entretien avec M.-C. Lambotte, Rue Descartes, n° 43, 2004, p. 70.
[47] Autobiographie de mon père, op. cit., p. 9.
[48] « L’histoire d’une pensée engloutie », La Quinzaine Littéraire, n° 203, 1975, p. 9 ; « Esprits faux », Le Temps de la réflexion, V, 1984, p. 296-297.
[49] « Le bâtard monstrueux », Poétique, n° 12, 1972, p. 543.
[50] Autobiographie de mon père, op. cit., p. 10.
[51] Idem.
[52] Entretien avec G. Moreau, op. cit., p. 18.
[53] « Paraphrase du Palais-Royal », op. cit., p. 81 ; Un à un…, op. cit., p. 145-146.
[54] L’Amour dans le temps, Calmann-Lévy, 2005, p. 27-29.
[55] Le Voyageur d’Occident (Pologne. Octobre 1980), Gallimard, 1982, p. 152.
[56] Idem.
[57] Un à un…, op. cit., p. 125, 122, 129.
[58] « Foi et scepticisme dans Les Versets sataniques », Ateliers, n° 2, 1995, p. 69.
[59] Idem.
[60] Un à un…, op. cit., p. 131 ; « Foi et scepticisme dans Les Versets sataniques », op. cit., p. 69.
[61] Autobiographie de mon père, op. cit., p. 170.