« Monsieur de Norpois et la “littérature-banane” »
Nous parvient, depuis les Presses universitaires de Perpignan, avec toujours, en couverture, la belle photo [1] d’un mur de galets intitulée « Page d’écriture », le troisième numéro des Cahiers Claude Simon [2], consacré en grande partie à un dossier critique à deux volets : d’abord le thème « Langue, parole », où Marie-Albane Rioux-Watine étudie la question du « dialogue simonien » et David Zemmour celle de la « réflexion métalinguistique », telle qu’elle ressort des entretiens que Simon a accordés, et surtout de son œuvre elle-même.
Ensuite, sous le titre « Simon et Sartre », l’histoire de leurs rapports, pour le moins tendus, Simon ayant dû pour devenir lui-même se dégager d’un modèle qu’il avait « trop suivi » à ses débuts, ce qui est sans doute l’itinéraire classique de toute création, tandis que Sartre semble ignorer ce « nouveau » romancier, qu’il ne cite même pas lors d’une interview de 1960 où on l’interroge sur « les écrivains contemporains » qui l’intéressent, avant de préciser, un peu plus tard que Simon n’apporte rien de nouveau depuis Proust…
L’ « enquête » de Jean-François Louette approfondit les raisons d’un conflit qui deviendra « ouvert », au cours duquel se trame la genèse d’une œuvre originale, celle de Simon, et grâce auquel « il entre, durement, en possession de sa temporalité et de ce qu’il a de plus précieux (…) : sa phrase. »
La question des rapports Simon/Sartre c’est aussi la question de « l’engagement ».
C’est elle qu’aborde Didier Alexandre dans ses « quelques réflexions » qui, à travers le rappel des évènements ou engagements auxquels est associé Simon, comme le procès Janson par exemple, éclairent bien « la posture simonienne [consistant] en une écriture sur l’histoire à distance de l’histoire », qui n’exclut pas pour autant le pouvoir d’indignation qui lui a fait signer le manifeste des 121. Mais l’essentiel, c’est l’engagement dans le métier d’écrire. Écrire met en œuvre cette « fonction archéologique soupçonneuse et donc révolutionnaire », que Simon pratique en liberté, et qui trouve aussi sa justification intellectuelle dans son intérêt pour le discours critique du structuralisme.
C’est aussi la question de l’engagement qu’aborde Dominique Viart, qui trouve ici l’occasion de développer son concept opératoire des « fictions critiques » pour décrire l’évolution du roman contemporain, dont Simon est précurseur : « “Critiquer” signifie mettre en crise, et non rechercher ni, a fortiori, affirmer un principe de cohérence. Au contraire, dans la critique simonienne, c’est la cohérence qui est suspecte. »
Cette suspicion-là, quasi ontologique, il me semble que c’est à partir d’elle qu’il peut y avoir œuvre, écriture et engagement confondus dans la même querelle. Loin des idéologies. On se souvient de Malraux : « Ce n’est pas la passion qui détruit l’œuvre d’art, c’est la volonté de prouver. »
Ce Cahier est encadré par deux inédits de Simon : en dernière partie, sous le titre « Archives », une charge ironique bien enlevée contre Sartre, « professeur de philosophie aux idées avancées dont « bon nombre de jeunes écrivains [ont écouté] avec recueillement les conseils » : 1947-1957. Dixième anniversaire de « l’engagement » ou Monsieur de Norpois et la « littérature-banane » ; et, tout au début, trois variantes d’une « Progression dans un paysage enneigé », texte probablement destiné à figurer dans Les Géorgiques, trois variations sur un thème, où s’observe le mouvement d’expansion à l’œuvre dans le travail de Simon :
La robe acajou du cheval est teintée de sombre par la neige fondue et la sueur : de petites taches d’abord, ocellée, puis des pans entiers, presque noirs. Le cou aussi commence à s’humecter de sombre sur les côtés. Se détachant sur le blanc absolu de la neige, les parties où le poil est encore sec semblent presque rouges. De petits glaçons restent pris dans la crinière noire. Au sortir des derniers taillis, dans la plaine, la neige balayée par le vent est moins épaisse et l’on peut même voir les extrémités des chaumes qui crèvent la croûte gelée. Pendant quelques instants il continue au trot et il peut maintenant entendre la mince couche de glace qui craque sous les sabots. A la fin il serre un peu les jambes et met le cheval au galop.
[1] Extraite de l’album de Claude Simon, Photographies, publié en 1992 chez Maeght éditeur.
[2] Ces Cahiers sont publiés sous l’égide de l’Association des Lecteurs de Claude Simon, présidée par D. Viart, à laquelle on peut aussi adhérer en s’adressant ici : BP 56, 75222 Paris Cedex 05- France. Le directeur de la publication des Cahiers est Jean-Yves Laurichesse, de l’Université de Toulouse-Le Mirail.