Olivia Rosenthal | on n’est pas là pour disparaître

Le lundi 12 Novembre 2007, le dixième prix Wepler a été attribué à Olivia Rosenthal pour on n’est pas là pour disparaître, et nous en sommes très heureux.

À voir une vidéo de la remise du prix

À lire un entretien avec Marie-Rose Guarnieri, la belle libraire aux yeux bleus des Abbesses


Méthode

on n’est pas là pour disparaître d’Olivia Rosenthal s’inspire de la méthode du terrifiant Mini Mental State. Ce test neuropsychologique rapide utilisé par les médecins pour évaluer les failles de la logique, de la mémoire, du langage des patients vérifie, par une série d’exercices, la capacité à se situer dans le temps et l’espace et procède par répétition (demander au sujet de répéter trois mots, par exemple citron, clé, ballon, noter le nombre de mots obtenus au premier essai puis faire répéter les trois mots jusqu’à ce que le sujet les retienne, et quelques minutes plus tard, après deux autres questions, lui demander à nouveau de les répéter), par soustraction (demander au sujet de soustraire 7 de 100, puis à nouveau 7 du résultat obtenu, etc.), par inversion (demander au sujet d’épeler le mot "MONDE" à l’envers).

on n’est pas là pour disparaître est une série d’exercices que s’impose Olivia Rosenthal et auxquels elle invite le lecteur :

« en répondant aux questions du Mini Mental State pour mesurer l’état de vos performances intellectuelles, vous perdez vos moyens, vous transpirez, vous confondez, vous ne savez plus compter », p. 55.

L’écriture de ce récit se déploie dans des répétitions approximatives qui tendent vers un sens de plus en plus affiné (« Tout ce qu’on souhaite n’arrive pas » p. 184, « Tous nos souhaits ne se réalisent pas » p. 188, « Nos souhaits ne se réalisent pas » p. 191), elle décrit les soustractions successives de fragments de vie et inverse les temps.

Fragments de vie

Les fragments d’écriture (paragraphes, phrase solitaires sur une page, groupes de mots sur une ligne) représentent les fragments de vie de Monsieur T. atteint de la maladie d’Alzheimer, qui a poignardé sa femme, et qui auparavant a eu des enfants, s’est marié deux fois, occupait un poste d’ingénieur chez Renault. Cependant, « on ne peut pas vraiment raconter la vie de Monsieur T. en entier. Son témoignage manque ». Ils représentent aussi les fragments de vie du Docteur Alzheimer qui a donné malgré lui son nom à la déplorable maladie. Ils représentent encore les fragments de vie d’Olivia Rosenthal – non pas une trop simple narratrice de papier, mais à coup sûr Olivia Rosenthal elle-même qui se présente page 103, et pour elle aussi son témoignage manque, et pour cela se cherche et s’élabore au fil des pages.

Tous, personnages, auteur, lecteur, disons :
« Je suis constitué de fragments très distincts et séparés les uns des autres par de grands vides », p. 65.
Car si nous ne le disions pas, fouillerions-nous, auteur et lecteurs, au-delà de ses manifestations désorientantes la maladie d’Alzheimer ?

Tous nous pensons :
« Cela me torture de n’oser demander à personne pourquoi je suis devenu si triste », p. 31.

Nous pourrions également écrire les derniers mots d’ on n’est pas là pour disparaître :

« d’être un homme
c’est trop compliqué »

Je est tout le monde, et c’est bien là ce qui conduit notre lecture.

Le bon sens de la lecture

« L’expérience du non-sens est absolument muette, c’est une expérience sans mots » ( p. 93), pourtant il est nécessaire de se frayer un sens, pour nous, auteur et lecteurs, qui abandonnons Monsieur T. à la désagrégation de son histoire. Dans l’autre sens, alors.

Comme lui, nous disons :
« c’est un puits dans lequel
un trou dans lequel
je cherche
je cherche
dans le puits qui est un trou qui est obscur qui est noir
je cherche ce qui avant
a bien dû avoir lieu
pour que dans cet état je me retrouve
dans le trou
à chercher », p. 172.

Nous disons encore :
« Des fois, ma mémoire chavire. C’est comme un trou noir à l’intérieur duquel je sais qu’il y a quelque chose que je devais chercher. Je ne me souviens plus quoi, mais il y avait là, dans le trou, quelque chose et ce quelque chose me manque. C’est bizarre d’éprouver le manque de quelque chose qu’on ne connaît pas. D’habitude, quand quelque chose manque, on sait ce que c’est, c’est d’ailleurs pour ça qu’il ou qu’elle manque. Le manque, c’est quand on me retire une chose dont je sais qu’elle m’est nécessaire et dont l’empreinte reste en moi vivace. Mais là, c’est autre chose, un manque flottant, un manque profond que je ne peux pas circonscrire. C’est pire, bien pire, parce que j’ai beau réfléchir, je ne sais pas ce qui manque », p. 64.

Et nous éprouvons le manque de quelque chose qu’on ne connaît pas, ou bien le désir de quelque chose qui n’est pas :
« Ce que je veux le plus
c’est communiquer avec toi
ne plus t’entendre pleurer
ne plus voir ton regard se perdre dans le vide
ce que je veux le plus
c’est quelque chose qu’il n’y a pas, qu’il n’y a plus et que ni toi ni moi ne pourrons jamais reconquérir », p. 209.

Olivia Rosenthal fait entendre que la maladie d’A. déleste le malade de tout, et finalement et heureusement de la culpabilité – culpabilité à prendre à contre-sens une fois encore pour l’auteur et les lecteurs, puisqu’elle est la trace d’une faute qui n’est pas non plus. La culpabilité d’une chose dont on ne se souvient pas s’efface à son tour quand affleure la mémoire.

Pour cela, quelques exercices a contrario du terrifiant Mini Mental State du début.

D’autres exercices

  L’ignorance :
« Je me demande ce que ça fait d’être ignorant »( p.144), s’interroge Olivia Rosenthal qui propose sur la page d’en face l’exercice suivant :
« Faites un exercice.
Imaginez-vous dans la situation de celui dont l’histoire a été engloutie.
Imaginez-vous à table, dans l’ignorance de ce que vous mangez, de l’endroit où vous vous trouvez, des objets qui vous entourent, des gens qui vous parlent familièrement et qui vous paraissent des étrangers », p. 145.

  Dire « jamais »
Dire « jamais » est à la fois l’acte de se projeter dans le futur et de s’en exclure pour une part :

« Faites un exercice.
Pensez à tout ce pour quoi vous pourriez dire, sans aucune erreur possible, que jamais vous ne le ferez.
Jamais je ne sauterai en parachute
Jamais je n’achèterai une arme à feu
Jamais je ne me jetterai sous le métro
Jamais je n’aurai d’enfant
(…)
Peut-être que les malades d’Alzheimer ne sont plus en mesure de prononcer des phrases qui les projettent dans le futur, peut-être qu’ils ne sont plus en mesure de prononcer des phrases qui les projettent dans le passé. Les malades d’Alzheimer ont pour particularité de ne pas prononcer de phrases et aussi de ne pas se projeter », p.73.

  Choisir sa mort…
est impossible.

« Choisissez la maladie dont vous voudriez mourir, en excluant toutes les morts brutales - rupture d’anévrisme, crise cardiaque, élévation subite de la température du corps – dans lesquelles la conscience n’est
pas requise. (…)
Faites un autre exercice.
Dites la maladie dont vous voudriez ne pas mourir, choisissez celle que vous excluez absolument », p.102.

  Qu’est-ce qui est plus vertigineux que la première émotion chavirante de l’amour ?
Le vertige de sa répétition.

« Faites un exercice.
Pensez à l’émotion produite par la première déclaration d’amour que vous ayez jamais faite, par le premier rapprochement physique que vous ayez jamais expérimenté. Et imaginez ensuite que cette émotion se reproduise à l’infini, identique à elle-même, de sorte qu’à chaque nouvelle rencontre avec l’être aimé, il vous faille refaire tout le trajet d’approche, un trajet si long et si tortueux que vous ne dépassiez jamais, faute de temps, le stade du premier baiser », p.119.

  Enfin vivre, écrire, lire (pour le moment), à l’occasion se souvenir
Je ne livre pas ici la douloureuse remontée de la mémoire d’Olivia Rosenthal puisqu’il s’agit de donner à d’autres le désir de lire on n’est pas là pour disparaître, mais seulement ceci : il n’est qu’une manière de choisir sa mort, c’est de se la donner soi-même, et la maladie d’Alzheimer n’est qu’« une méthode plus lente mais tout aussi efficace pour s’abstraire du monde », p.160.

on n’est pas là pour disparaître est paru en septembre 2007 aux éditions Verticales.


Lire à propos d’ on n’est pas là pour disparaître
- dans le Bloc-notes du Désordre de Philippe de Jonckheere, la page du 15 septembre d’un échiquier sur lequel on avancerait et auquel il manquerait des cases
- L’article paru dans L’Humanité , le 18 octobre
- Les citations proposées par Lignes de fuite.

Chantal Hibou Anglade

31 octobre 2007
T T+