Pascal Gibourg | L’exercice différé de la lecture
Les ténèbres, ce n’est pas la nuit ou l’obscurité, ce n’est pas le noir ou l’absence de jour. C’est un pluriel, un multiple, comme tel enveloppant, incirconscriptible (même si en anglais « darkness » est un singulier, chez Conrad il fonctionne comme une multiplicité). C’est une menace qui prolifère, qui épaissit. C’est un brouillard, une infinité de gouttes à la fois pénétrantes et insaisissables. Subtilité des ténèbres, pouvoir, magie, suprématie. Il arrive que le fleuve rejette le lecteur, la chose m’est arrivée. C’est que les ténèbres ne sont pas forcément accueillantes, il ne suffit pas de croire qu’on les désire pour qu’elles vous ouvrent les bras, et puis il ne faudrait pas non plus se jeter sur elles à défaut d’autre chose. Les ténèbres ne sont pas un substitut, un vulgaire produit de remplacement. Le mot même produit son effet : passage d’un é plutôt fermé à un è qui s’ouvre comme une bouche au fond de laquelle gronde une voix : brrr. Ténèbres, un mot qui semble venir d’une autre époque, d’un fonds ancien, archaïque ou biblique, avec un côté XIXe, ce siècle qui sous couvert de rationalité scientifique aimait à se faire peur en se rappelant son fonds païen, hérétique et superstitieux.
Alors que son bateau se meut entre les rives étroites du fleuve dont il semble sentir le contact physique - c’est un goulot - Marlow que la peur saisit pas moins que son équipage surprend en lui, face à la laideur d’un pèlerin - on évangélise alors ! -, un sursaut d’orgueil qui le pousse à souhaiter paraître « appétissant » aux yeux des cannibales avec lesquels il voyage (ou l’inverse). Le cannibalisme n’est pas une superstition, ce qui ne l’a pas empêché de nourrir fantasmatiquement la représentation du sauvage que s’est faite l’occidental, notamment dans le temps où il asservissait les peuples des colonies (le XIXe pour faire vite). Pour écrire ce livre, Conrad s’inspire d’un voyage qu’il a effectué au Congo en 1890, alors que le pays n’est pas encore annexé à la Belgique en tant que colonie mais qu’il est propriété personnelle de Léopold II, roi des Belges. Le porte-parole de Conrad, Marlow, s’étonne qu’au point où ils sont affamés ces hommes ne se jettent pas sur le reste de l’équipage. Il évoque une « retenue » qui confine au mystère, une retenue plus qu’improbable, incompréhensible, comparable à celle dont ferait preuve « une hyène rôdant parmi les cadavres d’un champ de bataille ». C’est dans les profondeurs que ça se passe, à l’insu des hommes, en deçà de leurs perceptions. C’est par en dessous ou autour. Conrad a une image, il dit que la vérité n’est pas au fond du puits mais partout alentour. Elle t’enveloppe sans que tu puisses la voir ou l’attraper. Elle se joue de toi ou elle s’en fout, beauté d’indifférence, tu fais juste partie de son monde ainsi que des milliers d’autres, des millions, des milliards même, milliards de gouttes qui forment un brouillard dans lequel tu te tiens tremblotant. « Notre vie, c’est le tremblotement de lumière ». Bienvenue au cœur des ténèbres.
J’ai tourné autour de ce livre sans le savoir, répugnant peut-être à ce qui en fait le cœur et la force d’attraction : pas tant les ténèbres, notion vague, pieuvre abstraite, que le culte qu’il met en scène, qu’il réhabilite tout en en dénonçant les limites, les ravages possibles, réels et à venir. Il y a un fonds d’idolâtrie dans l’homme dont on se défend, notamment aujourd’hui. Culte du chef ou du signifiant, despotisme à peine larvé ou franchement assumé (ce qu’incarne Kurtz, chef de bande s’accaparant pouvoir et richesse au-delà de l’imaginable, aux yeux de tous et notamment du capitaine de bateau Marlow chargé d’aller le chercher au fin fond de la brousse, tandis qu’il agonise). Et pourtant l’art, et à sa manière l’amour, exigent le dévouement, l’admiration, le sacrifice. On se hausse dans la mesure où l’on place au-dessus de nous, dans un ciel d’artifice ou de verroterie, des figures nobles, pures, belles, des masques en cire, des genoux d’ivoire ou des sentences marbrées, peu importe, tout un bric-à-brac pour la survie duquel on est pret à beaucoup. Paradoxes des religions qui se veulent rationnelles tout en exigeant une adhésion sans réserve, sans retenue. Ou plutôt, nuance, qui visent cette « retenue » mystérieuse, faite de crainte et de respect, d’ambiguïté, où le grandiose touche à l’effroi, l’immarcescible à la chair d’hippopotame décomposée. Infamie de ces politiques qui font de la soumission le principe de leur économie. Les ténèbres ne sont pas personnelles ou psychologiques, elles sont sociétales, politiques, systémiques. Secrétées par les chairs des corps supérieurement organisés - comme disaient les savants -, soleils calculateurs et avides produisant eux-mêmes la masse noire dont ils réclament l’extermination et dont l’existence leur fournit à défaut de quoi justifier leur domination voire leur répression. Comme l’écrit Conrad : en raison d’une mère à moitié anglaise et d’un père à moitié français, « toute l’Europe a contribué à l’élaboration de M. Kurtz ». Dégoûts des causes, dégoûts des généalogies. La liberté est à ce prix, ou l’illusion qu’elle véhicule. Illumination de l’esclave au moment où ses chaînes se rompent, apothéose du chef qui s’affranchit de ses origines comme de tout carcan moral. Ivresse, délire, angoisse aussi, devant le vide que découvre la fin de la supercherie, et les horreurs dont elle se paie.
Kurtz, avec sa politique de pillage et ses exécutions sommaires, avec ses têtes empalées, son théâtre de cruauté, tout comme avec son lyrisme philosophique et sa poésie prophétique a réveillé une figure bien connue des hommes, même s’ils n’en savent plus rien et la confondent avec leurs pires penchants, leurs instincts les plus barbares. Kurtz a réveillé rien moins qu’un dieu, que dis-je réveillé !, Kurtz incarne ce dieu, c’est une idole vivante, sage, folle, boulimique, ascétique, mourante et dominatrice, en raison même de son affaiblissement, de son extinction progressive, fatale. Il est devenu ce dieu qui canalise toutes les pensées, toutes les énergies, toutes les terreurs et tous les espoirs, il s’est confondu avec la voix de la nature telle qu’on imagine qu’elle a pu retentir aux débuts de l’humanité, déclenchant tantôt des incendies, tantôt des ouragans, des pluies torrentielles ou des hurlements de bêtes sauvages. Kurtz est le nom d’un mensonge, d’une imposture. Il est le nom de la puissance aliénante de l’amour et de l’illusion, de la super-illusion qui gouverne les vivants, les dirige, les asservit. Kurtz, qui veut dire « petit » en allemand, est le nom d’une parodie, d’un éclat de rire tragique qui secoue les entrailles de la terre quand les forces qu’elles recèlent exigent de s’exprimer ou plutôt de jaillir, sans ordre, sans manière, sans « méthode ». Sa soif de gloire a quelque chose de puéril. Délire d’appropriation qui anime encore les hommes, quand bien même un habit législatif couvrirait leur folie obscène et prédatrice. En un sens Kurtz est plus que le produit de l’Europe, il en est le modèle, la force inspiratrice, la puissance qu’elle recherche : figure du puissant ridiculisant les lois que lui ou d’autres élaborent dans des chambres dites parlementaires, ou bien symptôme d’un refoulement massif, presque complet qui revient hanter les consciences claires, il reste au cœur de la pensée européenne coloniale et sans doute au-delà le double de la figure du « sauvage » que les blancs ont inventée. Puissante affinité de Kurtz avec les « sauvages » en effet, affinité que ressent également Marlow, lui qui se sentit pris de malaise devant les recommandations de sa tante à la veille de son départ, lorsqu’elle l’enjoignait de se dépêcher d’aller « libérer ces millions d’ignorants de leurs horribles mœurs ». La belle idée, pas morte en dépit d’une histoire qui s’écrit quand même, en dépit de la surdité volontaire d’un bon nombre d’européens bien-pensants.
« La conquête de la terre, qui signifie le plus souvent qu’on en dépouille ceux qui n’ont pas la même couleur ou qui ont le nez un peu plus aplati que nous, n’a rien de très joli quand on y regarde de près. Il n’y a pour la racheter que l’idée. Une idée derrière la conquête ; non pas une feinte sentimentalité mais une idée ; et une foi désintéressée en l’idée, ce que vous placez au-dessus de vous, devant quoi vous pouvez vous incliner et à quoi vous pouvez offrir un sacrifice... »
Comment s’appellerait Kurtz aujourd’hui ? Comment s’appelle-t-il ? Pour quoi ou pour qui êtes-vous prêt à mourir ? Affaiblie paraît la société qui ne sait nommer son dieu aux allures de diable. Le cœur des ténèbres est un trou dans le mur des représentations de l’Occident, ce n’est pas le seul, mais c’est certainement l’un des plus beaux. Dans ce trou, la transcendance rejoint l’abjection, ce que Kurtz nomme « horreur », sans que ce mot dévoile son secret, ses visions.
La littérature est cette chose qui nous autorise encore à parler en dépit de tout ce qu’on entend, elle est cet animal qu’on enfourche pour bondir en dehors du rang des assassins, pour un temps au moins, sans qu’on se sente pousser des ailes ni qu’on se prenne pour un ange, non, plutôt histoire de prendre la mesure de l’humain et de son costume d’arlequin, matériau composite dont il est fait. Kurtz désirait la gloire, la conquête et la reconnaissance qui vont avec, il acceptait même la fausseté et l’hypocrisie qui font partie du jeu. Mais à l’envers de ce théâtre social et guerrier de tous les temps auquel on n’échappe pas, Marlow nourrit une pensée plus intime au sujet de son périple et du bateau qui lui permit de l’accomplir, son « influent ami ». Il confie à ceux qui veulent bien l’écouter et qui ne se sont pas endormis :
« Aucun ami influent n’aurait pu mieux me servir. Il m’avait donné l’occasion de sortir un peu de moi-même, de découvrir ce dont j’étais capable. Ce n’est pas que j’aime le travail, non. J’aime mieux fainéanter en songeant à toutes les choses magnifiques que l’on peut faire. Je n’aime pas le travail, personne n’aime ça, mais j’aime ce que procure le travail : une occasion de se trouver soi-même. Votre réalité propre (à vos yeux, pas à ceux des autres), ce que personne d’autre ne pourra jamais connaître parce qu’on ne voit que des apparences et que l’on ne peut jamais dire ce qu’elles signifient vraiment. »
Comment on devient étranger à soi-même, voilà le « propre », ce dont on ne peut se dispenser de faire l’expérience, fût-elle des plus déstabilisantes. Ironie, paradoxe, qui veulent que ce soit grâce aux récits des autres, de la relation qu’on tisse avec eux, qu’on apprenne à se frayer un passage vers soi, quitte à douter de l’image qu’on découvre. Mais « soi », ce mot n’est-il pas trop petit pour contenir cette épopée, comme l’est ce nom de « Kurtz », aussi petit que n’importe quel nom et peut-être même que le langage lui-même, qui fuit au-devant de tout ce qui est, qui dérive, qui déborde... Interminable paraît l’étude des Ténèbres dont Conrad a tiré une leçon, définitive, si ce terme a encore un sens. Mais les ténèbres elles-mêmes ne sont-elles pas devenues provisoires ?