Pascal Gibourg | Pessoa non grata
« Des amis ? Pas un seul. Des connaissances, tout au plus, qui s’imaginent sympathiser avec moi, et qui éprouveraient peut-être de la peine si je passais sous un train et qu’il pleuve le jour de l’enterrement.
Le prix, bien naturel, qu’a reçu mon éloignement de la vie a été de susciter chez les autres une totale incapacité à sentir en accord avec moi. Il existe autour de moi une auréole de froideur, un halo glacial qui repousse les autres. Je n’ai pas encore réussi à ne pas souffrir de ma solitude — si grande est la difficulté qu’il y a à atteindre cette distinction de l’esprit qui permettrait à l’isolement d’être, simplement, un repos sans angoisse. (...) N’ayant jamais découvert en moi de qualités capables d’attirer un être humain, je n’ai jamais cru non plus qu’un être humain puisse être attiré par moi. Une telle opinion serait d’une modestie frisant la niaiserie, si les faits — ces faits inattendus auxquels je m’attendais toujours — ne l’avaient confirmée jour après jour. » (p 509-510)
La frontière qui sépare l’aveu vibrant de la platitude la plus triviale est d’une minceur qui n’a pas échappé à l’auteur de ces lignes. Mais il y a en elles ce petit quelque chose qui fait qu’il faudrait être une pierre pour ne pas se fendre en les lisant, cet accent à la fois sincère et d’un autre monde qui permet à la langue portugaise et à son équivalent français d’abriter cette langue du moi intraduisible qui battait dans ses veines. Ne doit-on pas envisager que cet être qui parle cohabitait avec Fernando Pessoa mais sans se confondre avec lui ? Qu’il était quelque chose comme un organe ou une région organique du corps complet du poète que constituerait la somme de ses 70 et plus hétéronymes mais rien de plus ? Ce texte, ces textes, Le Livre de l’intranquillité — et au-delà chacune des productions hétéronymiques de Pessoa — ne doivent-il pas être envisagés comme l’excroissance d’un corps limité, assailli et peut-être même momentanément perclus de douleur ou d’angoisse, la naissance commandée ou simplement advenue d’un espace où la vie puisse se poursuivre en se disant, en s’accusant, en se dépouillant de ses attributs, images, visions ou sentiments humiliants et castrateurs ? Et comment qualifier l’effet que produit la lecture de certaines phrases ? Il ne s’agit pas à proprement parler de douleur, pas de compassion non plus. Peut-être y va-t-il d’une forme de connaissance, certainement, d’une forme de reconnaissance même, non pas de soi — il ne s’agit pas d’identification, ou bien alors c’est d’un soi élargi, auquel correspond un organe nouvellement poussé, une vibration nouvelle qui nous fait éprouver de l’empathie pour cette partie anormale de soi qui déclare :
« Je suis tombé au centre de gravité du dédain des autres, d’où je me tourne vers la sympathie de personne.
Toute ma vie se résume à un effort constant pour m’adapter à cette situation, sans trop en ressentir la cruauté et l’abjection. » (p 510)
Peut-il y avoir un site duquel s’énonce cette parole, un lieu sur lequel elle prenne appui pour s’élancer, pour s’imposer dans l’espace d’un corps qu’elle informe ou déforme, transforme ? Et peut-on soutenir, comme je l’ai fait, que ce site est universel et matriciel, que toute créature, tout être humain émane de ce lieu — même si, et sinon il n’y aurait pas d’humanité, il est possible de s’en relever et de se tourner vers la sympathie d’autrui, plus souvent qu’on ne le croit, même si c’est là un exercice que l’on peut craindre d’avoir en partie désappris. Qui « on » ? Moi ? Ou bien la vie moderne, c’est-à-dire nous tous ?
Bernardo Soares était sans doute un des masques de Fernando Pessoa, c’est une vérité qui semble acquise aujourd’hui. Seulement qu’était-il pour lui ? Qu’est-ce qu’un masque qu’on ne porte que chez soi, que cache-t-il et à qui ? Il serait plus juste de dire qu’il n’y a rien qu’il ne révèle — aux yeux d’un monde qui est, à condition de n’être pas.
On prête parfois à des auteurs des pensées qu’ils n’ont jamais nourries ou jamais exprimées. Les rapports de Pessoa avec le romantisme sont contradictoires. Il s’en revendique tout en affirmant prendre plus de plaisir à lire les classiques. Mais cela ne fait peut-être qu’attester le plaisir qu’il éprouve à se rapprocher d’une clarté et d’une objectivité qui lui font défont. Si l’imperfection est au cœur de la sensibilité romantique, toute la question est de savoir sur quel mode elle est vécue.
« Il est humain de vouloir ce qui nous est nécessaire, et il est humain aussi de désirer, non ce qui nous est nécessaire, mais ce que nous trouvons désirable. Ce qui est maladif, c’est de désirer avec la même intensité le nécessaire et le désirable, et de souffrir de son manque de perfection comme on souffrirait du manque de pain. Le mal romantique, le voilà : c’est vouloir la lune tout comme s’il existait un moyen de l’obtenir. » ( p 83)
La sensibilité de Pessoa telle qu’elle s’exprime à travers la voix de Bernardo Soares est certainement déchirée, mais s’il est bien une chose qui la distingue de la sensibilité romantique c’est son rapport au renoncement. Le rêve est pour ainsi dire l’antidote de l’intranquillité mais jamais il n’est question d’atteindre ou de toucher à son irréalité. C’est irréelle que Soares veut la vie, c’est absente qu’il veut la vérité. Nuance qui n’est pas sans conséquence esthétique. Nul héroïsme chez lui, nulle grandiloquence, même si l’exaltation de certains propos de cette prose atomisée tranche sur son fond dépressif, quand ce n’est pas tout bonnement l’humour.
« Ce personnage bien individualisé et imposant, dont les romantiques donnaient par eux-mêmes le spectacle, j’ai tenté à mon tour, à diverses reprises, de le vivre en rêve ; et chaque fois que je l’ai fait, j’ai éclaté de rire, d’avoir eu seulement l’idée de vivre un tel personnage. » (p 83)
Au fond, ses réserves, ses critiques à l’égard du romantisme, sont essentiellement esthétiques. Il ne peut tout simplement pas succomber aux séductions grossières de certains poètes. La soif de démesure, les aspirations naïves ou folles, l’hypertrophie du moi qui va souvent de paire, sont pour Soares des sources d’hilarité. Si par ailleurs il peut se dire triste, c’est d’une tristesse assumée, consentie. Et s’il trouve dans le rêve une porte idéale par laquelle fuir une réalité qui l’ennuie, ce n’est pas en vue d’y trouver une consolation. Car qui consoler ? Le sujet du rêve comme celui de l’écriture n’existent pas ou pas encore, ne le voulant pas, ne le pouvant pas. La rêverie n’est jamais si complète qu’elle ne véhicule un fond d’ironie, la souffrance jamais si bien exprimée qu’elle n’en perde pas un peu de son crédit ou de sa réalité. Le poète est un maître dans l’art du faux, il en arrive à feindre la douleur qu’il ressent vraiment. Et que dire de l’homme qui tourne à l’angle de la rue ? Il a tout de l’incarnation ironique d’un messager de l’au-delà. D’un autre côté, songer qu’il coïncide avec ce qu’il montre serait encore accréditer l’idée d’un miracle. En général, c’est le plus naturellement du monde que l’on fait semblant de ne pas voir les choses ou les êtres, présupposant par là qu’identiques à eux-mêmes ils n’ont que peu d’intérêt. Qu’on s’avise du fait que chacun est un monde en puissance, et l’on demeure stupéfait. S’il y a un romantisme de Soares, il rejoindra certainement celui de Nerval quant à cette question de « l’épanchement du songe dans la vie réelle » — et qu’est-ce que pourrait signifier romantique en dehors de la reconnaissance de cette donnée sensible ? —, mais pour mieux s’en distinguer dans son parti pris d’une observation méticuleuse et presque impersonnelle du monde (« Le binôme de Newton est aussi beau que la Vénus de Milo » écrit-il ailleurs, sous un autre nom). Le comble c’est que la réalité ordinaire ne serait rien sans le rêve qui la traverse ou, à défaut, l’écriture qui s’insinue dans les espaces vacants qu’elle offre à l’observation, attente, espoir, ou juste sentiment de la durée, épreuve du temps, ni passé ni futur mais présent dilaté dans ce qui hésite entre la souffrance de ne pas vivre et le plaisir de ne pas souffrir, la joie d’exister et de sentir que le sang court dans nos veines alors que la saison du renouveau rappelle en nous son spectre annuel qui nous enjoint d’aimer.
Un romantique comptable de ce qu’il perçoit et ressent, tel pourrait apparaître Pessoa, un être voguant entre une métaphysique prétentieuse ou naïve, ridicule sous certains aspects, et un matérialisme décevant quand il n’est pas tout simplement abject ou humiliant. Chez lui, que ce soit en raison d’une hypersensibilité ou d’une asthénie, c’est la pensée qui prend le relais des sens, mais de telle sorte que les idées appellent le sentir, qu’elles ne puissent prétendre à l’existence en dehors de cette perception d’un genre particulier. L’écriture devient alors, quand elle n’est pas un miroir pour la lassitude, un lieu d’abandon où le corps à naître du poète se laisse bercer par les rythmes et les sons de sa prose jusqu’à trouver un sommeil singulier où l’on dort éveillé, les yeux grands ouverts sur le mur gris des rêveries aveugles également chères à Bartleby. La vie reste une énigme qui quand on la regarde nous sourit. C’est cette mouche bleue à laquelle on s’est identifié qui vient de prendre son envol ou bien c’est Estève qui instinctivement lève la tête vers nous et nous salue. C’est fou comme la moindre chose peut subitement se mettre à compter, étiquette du réel où s’affiche son prix exorbitant sur fond de banqueroute quotidienne.
[1] La critique acerbe et justifiée de Judith Balso à l’égard d’une lecture romantisante de Pessoa ne m’empêchera pas de revenir sur cette question du romantisme, terme que j’aimerais que l’on puisse entendre autrement que comme une douceur mièvre, un désenchantement juvénile ou, pour reprendre les termes de la philosophe, une vocifération du moi.
[2] Toutes les citations sont extraites du Livre de l’intranquillité, Christian Bourgois, 1999