Pauline Guillerm | Le vent du poème souffle

UN PROJET SE DESSINE

Le vent du poème souffle, balaie la narration, sans doute parce que raconter les trajectoires de cette jeunesse, c’est dès le départ, opéré un pas de côté littéraire, c’est raccourcir les phrases, capter les images, enfermer les émotions pour mieux laisser parler ces réalités dans les creux, dans les blancs, dans les ellipses. Une dramaturgie aux contours découpés comme un territoire (du texte qui trace presque les contours d’une carte), aux histoires variées qui se croisent et se séparent, les histoires s’entrelacent – parfois avec la mienne, sous une forme narrative, comme un récit d’une expérience -, les histoires se rejoignent et puis parfois les histoires se cognent les unes dans les autres. Ecrire le mouvement des jeunes de l’EDI, c’est écrire l’histoire du collectif et en même temps la trajectoire unique de chacun. Mais rien n’est encore décidé, mon aventure littéraire ne fait que commencer. En effet, mon texte cherchera sa structure dans l’écriture se déployant et trouvera peut-être un écho dans cette alternance « chants du poème » et « parties narratives ». Dans tous les cas, ce sera organique parce que dans ce mouvement d’un territoire à l’autre, on ne peut ignorer les gestes, le corps collectif, les voix. Avant des histoires, avant les déplacements, il y a les corps.

RÉCOLTER DU MATERIAU

Cette résidence me permet d’être au plus proche du quotidien des jeunes à l’EDI, de mieux les connaître, de participer aux ateliers, aux sorties pour les regarder être, de profiter des temps informels collectifs, de proposer des rencontres individuelles pour mieux saisir leur parcours, de demander à certains jeunes de me faire visiter « leur » Montreuil, d’attraper au vol les réflexions qui sortent du cadre, qui font rire, qui sont spontanées, qui sont en colère… de capter, en quelques sortes, leur regard sur le monde et les réalités diverses auxquelles ils sont confrontés. Finalement, mon immersion dans l’EDI favorise le fait de pouvoir raconter ces expériences, ces récits de déplacements parce que c’est à cet endroit même que ces trajectoires croiseront celles de la littérature.

UN LIEN AU MONDE – MA TRAJECTOIRE D’AUTRICE

Ce qui me touche à l’EDI, ce sont les trajets multiples des jeunes. Il y a ceux qui viennent d’un autre pays, ceux qui n’ont fait que quelques kilomètres, et pour tous, c’est le passage d’un territoire à un autre. Je ne souhaite pas faire un travail documentaire mais partir de ce matériau réel pour le laisser me rejoindre dans mes préoccupations d’autrice. Parce que je pense profondément que le territoire est ce lieu de tous les possibles et de toutes les incompréhensions quand on est séparé d’une terre ; quand on doit investir/découvrir une nouvelle.

Mon envie d’écrire depuis les trajectoires de ces jeunes trouve aussi sa source dans l’intérêt particulier que je porte à la jeunesse et que j’ai commencé à explorer dans mes textes de théâtre Les amis d’Agathe M. et Je tremble encore. Il me semble que cette jeunesse que l’on rencontre à l’EDI fait partie d’un paysage français peu visible, voire invisible. Des jeunes qui viennent de parcourir des milliers de kilomètres parfois seuls pour se sauver d’une situation économique désastreuse, pour se construire un avenir professionnel, pour rejoindre de la famille en France et qui arrivent à Montreuil, sans parler le français, sans connaître ni la culture ni le fonctionnement du pays. D’autres jeunes sont nés en France puis sont partis à l’étranger avec leur famille et reviennent à l’âge adulte, une odyssée aux ruptures saillantes. D’autres encore ont grandi en France, ont quitté l’école à 16 ans et depuis plusieurs années restent à la maison, ont laissé leur existence se figer dans le temps. D’autres, parfois les mêmes, souffrent de problèmes psychiques graves, ont mis du temps à se soigner, les années sans traitement ont agrandi les failles. D’autres aussi ont un parcours fragile, certains ont fait de la prison, ils cherchent à reprendre pieds dans une vie qui ne les a pas épargnés. Cette jeunesse-là, j’ai envie de l’écrire parce que les mots, ceux de la création littéraire, de la fiction, peuvent, par les choix d’une forme, d’une poésie, d’une histoire, donner à voir, à entendre des réalités. Parce que la création littéraire permet de creuser les intériorités, d’aller au plus profond de l’être pour y trouver l’essence de ce qui nous constitue et de ce qui nous réunit. Me laisser toucher par cette jeunesse, c’est aussi explorer mon lien à elle.

Le trajet que j’ai engagé notamment dans mon texte Acadie-Ressac s’inscrit dans cette quête des territoires aux contours de bitume, aux contours intérieurs. J’ai écrit ce texte pendant une résidence d’écriture au Théâtre Populaire d’Acadie de Caraquet en août 2017. Je me suis laissé traverser par une immersion en territoire nouveau – l’Acadie –, par des histoires de vie, des rencontres. J’ai été sensible à l’attachement à une terre, aux grands espaces et aux territoires intimes, aux préoccupations linguistiques, au déplacement forcé d’un peuple et à un traumatisme encore brûlant chez les jeunes générations. Ce voyage a rejoint mes préoccupations d’écriture, mon envie de parcourir les grands espaces de chacun et les territoires géographiques, mon envie de dresser les contours d’une identité. La forme de ce texte est celle de la poésie, comme si les mots les uns contre les autres, les uns avec les autres cherchent par leurs assemblages, leurs sonorités, leurs langues, à faire entendre les terres qu’on quitte, les terres qu’on découvre, les paysages intérieurs et extérieurs.

Mon projet d’écriture d’un territoire à l’autre – le paysage d’une jeunesse (invisible) dans le cadre de la résidence d’écrivain à l’Espace de Dynamique d’Insertion S’Passe 24, chercher donc à poser ces questions : D’où vient-on - question large – et pourquoi se met-on en mouvement ? Qu’est-ce qui fait qu’un jour l’on quitte un endroit ? En quoi ce déplacement impacte-t-il la vie ? Comment s’installe-t-on dans un nouveau territoire ? Comment la terre que l’on a quittée continue à vivre en nous ? Quand, entre l’enfance et l’adolescence, on a grandi ailleurs, que nous reste-t-il du pays qui nous a vu naître ? Comment passe-t-on d’un territoire à un autre ? D’un pays à un autre ? D’une inactivité à une activité ? D’une langue à l’autre ? De la fin de l’adolescence à l’âge adulte ? Rendre visible cette jeunesse qui passe d’un territoire à un autre, ce serait permettre à la littérature de s’en emparer.

Pauline Guillerm

10 février 2019
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