« Peupler les déserts qui entourent les oasis de satisfaction » (Carlos Fuentes)
« Le roman est-il mort ? », qui ouvre Géographie du roman, un recueil d’articles parus dans la presse, de préfaces et de conférences, est le texte d’une conférence donnée par le romancier mexicain Carlos Fuentes en juillet 1992. Il y explicite la conception du roman qu’il a construite dans un dialogue constant entre son travail romanesque et sa lecture des romanciers contemporains.
Le roman, dit-il, s’appuie sur l’abandon de deux universaux : la notion de nature humaine et la notion d’histoire universelle, pour autant qu’elles se considèrent comme valables, efficientes, applicables à tout homme et à toute société existant ou ayant existé en tout lieu et en tout temps, alors qu’elles ont été élaborées par des individus appartenant à une classe sociale particulière, à une époque et dans une région de la Terre particulières : du local circonstanciel qui, saisi par la folie des hauteurs politiques et/ou intellectuelles, se déclarerait universel.
Deux idées, continue-t-il, s’y opposent : le pluralisme selon quoi le seul trait que les hommes ont en commun est d’être tous différents les uns des autres, et surtout d’être singuliers, uniques, imprévisibles, créateurs et inventifs dans leurs constructions comme dans leurs réponses à la question de l’existence (cela contre la notion de nature humaine) ; le fait que nous soyons tous périphériques par rapport à un centre qui n’existe pas sous un autre masque que celui du pouvoir - et il n’y a là aucun destin, aucune prédétermination, aucune nécessité fondée en soi à ce qu’il en soit ainsi (cela contre la notion d’histoire universelle de l’humanité dont le dernier avatar est la globalisation d’où jaillissent fortement, ces temps-ci, ces questions : que reste-t-il d’un être humain une fois qu’il a été « globalisé » ? quels sont ses rêves, ses désirs, ses partages ? et ce cynique paradoxe : exacerbation commerciale quasi idolâtre de l’individu consommateur).
Revenons au roman.
Borges fut le premier narrateur de langue espagnole du continent américain (Machado de Assis l’avait déjà fait, miraculeusement, pour la langue portugaise du Brésil) à véritablement nous délivrer du naturalisme et à redéfinir le réel en termes littéraires, c’est-à-dire en termes d’imaginaire. « En littérature, nous confirme Borges, la réalité est ce qu’on imagine » [c’est moi qui souligne].
La nécessité de la littérature se fait urgemment sentir chaque fois que le discours sur le monde, sur la réalité, est pris en défaut : soit que ce discours généraliste sonne faux, n’est pas raccord, ne concorde pas avec ce que chacun a sous les yeux ; soit qu’il manque, fait défaut - ce « défaut » (par trop-plein ou absence) formulant, dans les deux cas, l’appel à représentation, l’injonction à ouverture qui permettra de résister à l’écrasement, d’avancer.
Avancer, explorer l’ailleurs, l’autre : se regarder dans le miroir (soi, la société) et découvrir qu’ « on est [aussi] un autre » - l’autre de soi, et si on le franchit, ce miroir, qu’« un autre est [en] nous » - l’autre au-dedans de soi -, afin de transformer ces écarts, ces distances, ces zones inconnues en autant d’affirmations et de valeurs.
C’est ce que pratique page après page le roman d’une part en incluant dans son processus sa propre contestation : le récit romanesque ne prétend pas à une vérité universelle concernant tout homme et toute époque (si un lecteur est touché par un roman, c’est que ce roman a su atteindre la zone de l’autre, le territoire où le lecteur reconnaît de l’autre en lui), ou encore : s’il y a vérité (romanesque et non véracité historique) ce n’est pas par un contenu de vérité qui serait universel mais par le fait qu’il dise le vrai d’une situation singulière (le baiser posé sur le front d’un enfant par une mère ; une ouvrière qui délasse ses pieds en les trempant dans une bassine d’eau ; un jeune homme ambitieux qui rêve en marchant le long de la Seine ; un homme qui ramène sur le toit de sa voiture le cadavre de son frère), récit incontestable non parce qu’il s’oppose au faux dominant comme un autre dominant mais parce qu’il creuse en profondeur un ici et maintenant particulier ; d’autre part en incluant sa propre réserve de différences : ses variations, ses prolongements, ses interrogations, son imaginaire.
Revenons à Carlos Fuentes.
Ulysse n’est pas Agamemnon. Et Ulysse ne réussit à rentrer chez lui que parce qu’il s’est déguisé. Personne devient Quelqu’un.
Carlos Fuentes donne de très profondes lectures d’une quinzaine de romanciers sud-américains et européens, dont Borges, déjà évoqué, Juan Rulfo (« Une lecture derridienne »), Kundera (dont il partage la conception de l’imagination comme « mode de connaissance en littérature »), György Konrad, Juan Goytisolo, Nélida Pinon, Julian Barnes, Augusto Roa Bastos et Salman Rushdie à qui il adresse ces mots en 1992 :
Comme tout grand écrivain, tu es venu nous rappeler que nous avons besoin de l’étranger pour nous compléter nous-mêmes. Tu nous dis que personne ne peut, à lui tout seul, percevoir la totalité du réel. Et que chacun de nous est unique parce qu’il existe d’autres êtres humains, différents de nous, qui occupent avec nous l’espace et le temps du monde.
« Géographie du roman », le dernier texte éponyme, conclut ainsi :
Peupler les déserts qui entourent les oasis de satisfaction, prêter voix à l’insurrection du silence, remplir les pages blanches de l’histoire, nous rappeler et rappeler à nos contemporains que nous ne vivons pas dans le meilleur des mondes possibles. Le romancier a fait reculer les frontières du réel, créant plus de réalité au moyen de l’imagination, donnant à comprendre qu’il n’y aura pas plus de réalité humaine si celle-ci n’est pas créée par l’imagination humaine.
Ce que je dis n’a jamais été plus vrai. Si nous ne voulons pas succomber devant un unique modèle de vie tyrannique, nous devons accroître la réalité en offrant des modèles alternatifs.
La littérature fait de nous des excentrés. Nous vivons dans le cercle de Pascal, dont la circonférence est partout et le centre nulle part. Mais si nous sommes tous excentrés, alors nous sommes tous au centre.
Géographie du roman de Carlos Fuentes, traduit de l’espagnol par Céline Zins, est disponible dans la collection Arcades (Gallimard).
De Carlos Fuentes, lire Le pouvoir, le nom et les mots, texte paru dans Autodafé, la revue du Parlement international des écrivains.
Carlos Fuentes a rassemblé l’ensemble de son œuvre narrative sous le titre général de « L’Age du temps », puis l’a découpée en 14 cycles dont chacun contient un ou plusieurs romans, certains traduits en français, d’autres non, en tout une trentaine. On peut les lire dans le désordre, le romancier travaillant, comme le romancier iranien Reza Baraheni parlant du romanesque et dont je reprends les termes, « non pas selon une causalité chronologique mais selon des causalités esthétiques ».
On rappelle ici de Paul Ricœur, récemment disparu, l’immense Temps et récit (Points-Seuil, Essais n° 229), en particulier le troisième tome : Le temps raconté.