Philippe Rahmy | Une histoire séminole

Cette image, je l’ai prise début janvier 2014. Passant devant ce petit parc, j’ai vu ce banc déserté. Puis, après quelques pas, j’ai fait demi-tour, j’ai attendu quelques instants. Et j’ai pris cette image. Un peu inquiet, un peu terrifié. Et plus tard, un peu amusé me rendant compte que l’image (celle vue, celle prise) était une surface de projection. Ce qui avait vacillé en moi était l’idée de la disparition. Parce que j’ai toujours été très ébranlé et inquiété par les chaussures laissées dans la rue, souvent au bord d’un trottoir, par les vêtements étalés dans l’absence des corps sur d’autres trottoirs ou routes des villes. Mais l’on pourrait sans doute envisager d’autres interprétations, d’autres chemins d’imagination...
J’ai donc soumis la photographie autour de moi à différents auteurs avec comme proposition la saisie libre de cette image. Voici donc une variation d’écriture et de lecture.

Sébastien Rongier


Philippe Rahmy | Une histoire séminole

Surpris par la tempête, le père Ménard était resté planté dans le bayou. Le feu sur sa tête avait fini par s’éteindre, dégageant une épaisse fumée. On l’avait retrouvé avec ses chiens dévorés autour de lui, leurs laisses entortillées aux échalas qui prolongeaient ses jambes, mettant la dernière touche macabre à cet épouvantail vivant, devenu appât pour les alligators. Ménard délirait, braillant, suintant le vin d’orange, levant des bras où pendaient encore quelques carcasses d’épagneuls rongées par les sauriens. Ses chevilles cassées étaient ligaturées aux échasses par des lianes arrachées aux branches basses des cyprès, auxquelles il avait mis le feu. « Foutez-moi le camp, barrez-vous ! Je suis le Fils de Dieu et je demeure enfin parmi vous. Le père des larves, la reine des fournis dorment sous la terre au fond de l’étang ! » Le sacristain et l’Indienne lui tendirent une gourde et un morceau de lard. Ménard s’apaisa. Il changea de refrain devant les seins nus de la pisteuse séminole à l’avant du kayak. Il se laissa dépendre, voilant comme il pouvait son bas-ventre dénudé avec les mains. Brûlant de fièvre, il marmonna encore au fond de la pirogue durant le retour, avant de sombrer dans un sommeil sans rêves. La paroisse du lac Borgne apparut dans un pli de vase, ses maisons aux toits de zinc comme on en voit en Bretagne, son église privée de clocher par l’ouragan. À l’aube, Ménard était quelqu’un d’autre : l’Indienne, toute mignonne dans son petit chandail bleu, lui avait fait la barbe, mais sa transformation tenait à autre chose, au regard, évidemment, débarrassé des ombres loqueteuses de la foi, qui lui donnaient une allure tragique et perdue. Il dit « voilà, c’est décidé, je change tout. Merde à Dieu ! »

Maintenant calé sur une caisse d’amarres, les cheveux au vent, ébloui par celle qui avait fait basculer sa vie, il brûla ses psautiers et sa bible. Il envoya sa démission à l’épiscopat de Bâton Rouge. Le mois suivant, il s’installa avec l’Indienne au bord d’une route caillouteuse, entre ronces et saules, une route bien droite, défendue par de profonds fossés qu’il prolongea autour de la cabane qui lui avait servi de chenil. Voici où ils vivraient. Ménard savait travailler le bois. Ils transformèrent la cabane en atelier d’ébéniste. Souvent, ils tiraient les rideaux pour se livrer à des jeux bizarres, gloussant, couinant, prenant des postures d’animaux, se frôlant, se cherchant, se mordant, se léchant, se fuyant, se retrouvant au milieu d’un capharnaüm de planches et de copeaux. Ils étaient facétieux, arrogants. Ils perdaient pied, tout simplement heureux. Le soir, ils reprenaient haleine, étendus sur le plancher. Ils se partageaient un cigare, écoutant leurs corps repus. Puis les langues revenaient aux aisselles, à la poitrine, couraient du mollet à la raie des fesses, se mélangeaient avec avidité, exaltées par le plaisir narcissique de fumer, chacune enfonçant dans la bouche de l’autre le goût du sexe, mêlé à celui de la cendre. Enfin, on tirait la moustiquaire. On allumait les bougies. Ménard, courbaturé, mais pimpant, se mettait à l’établi. Réconcilié avec le quotidien ordinaire, bercé par l’amour, il fabriqua des chaises à bascule, qui permettent de rêvasser assis en ne touchant le sol qu’en deux points, à la manière d’un homme debout. Contrairement aux modèles classiques en noyer, aujourd’hui importés d’Écosse ou des Flandres, ceux encore fabriqués à La Nouvelle-Orléans sont taillés dans un buisson endémique dont j’ai oublié le nom, d’un blanc de neige une fois écorcé. Toute cette blancheur finit par porter malheur. La cabane débordait de chaises à bâtons, empilées comme des squelettes. L’Indienne se sentit enterrée vivante. Elle voulut reprendre sa vie d’avant, au grand air, auprès du gentil sacristain. Elle retourna au village. Le sacristain était mort. L’église n’avait pas été reconstruite. Alors elle prit la diligence pour La Nouvelle-Orléans, avant de s’embarquer pour la France, où elle devint danseuse au Moulin de la Galette sous le nom d’Atalanta Fugiens la Fumasse. Elle faisait un numéro avec un cigare, qui plaisait beaucoup aux messieurs. Elle posa pour Toulouse-Lautrec, elle aima Charles Cros, l’inventeur de la photo couleur, qui fit son portrait en renarde des villes. Un jour, elle disparut pour de bon, laissant toute sa fortune sur un banc public moche comme un monument aux morts, un coffret de santal, cercueil de sa dernière fausse couche, son sac plein d’argent et son petit chandail bleu.

Philippe Rahmy

On retrouve l’ensemble des contributions ici.

23 janvier 2014
T T+