Quatre formes de vie de l’ami de Lili
une vie dont il n’est jamais possible d’isoler quelque chose comme une vie nue. » [1]
Lili aime son ami sur un mode allégorique. Mademoiselle Sallegourde [2] aime photographier Lili avec son ami. La tentative qui vise ici à éclairer des usages symboliques d’images photographiques et à dissiper les confusions qui peuvent en naître n’est que le résultat d’un travail. L’ambivalence de la situation représentée n’a d’égale que le traitement mis en œuvre pour la décrire. Le couple s’habille à l’inverse : quand il porte une chemise blanche, elle porte un T-shirt noir ; même procédé pour les pantalons. L’interversion du haut et du bas — et réciproquement — manifeste entre les amis un souci constant de symétrie. Ils corrigent par l’accessoire un volume de l’un quasi-double de celui de l’autre. Seul (à condition que les yeux ne se posent que sur les pieds), le choix des chaussures escamote leur place respective sur un banc estival saturé de lumière.
Lili n’est ni dans son ami, ni hors de son ami, elle est par lui. Elle avance sans cesse en sa compagnie. Sa trajectoire, définie par les rencontres, en use le long de l’allée de traverse au tracé curviligne. “L’usage” dont il est question équivaut à l’attention qu’elle porte à l’instant présent. La volonté d’utiliser l’ami suppose une amitié animée d’au moins quatre manières isolées les unes des autres (pour les besoins de la représentation), néanmoins complètement entrelacées. L’homme en blanc et rose fuchsia ne ressemble pas à l’original, pourtant c’est aussi un homme parlant. Même en arborant un blason en forme de crocodile qui marque son appartenance, il ne parle pas un langage “public”. Le jardin éponyme où se passe la scène ne traduit aucunes paroles communes. D’ailleurs les deux amis ne se disent rien. Parler ou se taire revient exactement au même.
Lili n’a ni maître, ni disciple. Elle a un ami. Le banc public qu’elle occupe avec lui est le sien propre. Elle paraît inquiète : un déplacement s’est produit. Elle a pris la place de l’homme. Son regard interroge le geste affectueux qu’elle présente. Lui, que voit-il derrière ses lunettes noires ? Le siège de la question a besoin d’une lumière moins vive pour dévoiler tous ses reliefs. Voir n’est pas un acte de fidélité et ils le savent l’un et l’autre. Il regarde dans l’allée centrale deux jeunes filles main dans la main. Leurs visages joyeux est le but de sa journée oisive et lumineuse. La main sur son épaule ne pèse d’aucun poids. Tant mieux, c’est la légèreté qui prime. Entre supporter et agir, le moment d’une expérience dessine des espaces contrastés sur le sol. Sous le plein soleil aucune forme n’est définie et même assis, l’ami continue à se déplacer.
Lili n’attend pas de son ami ce qu’il ne peut pas lui donner. Ils refusent ensemble toute espèce de hâte. Tout va bien, la gamelle du peintre est au frais. L’incommensurabilité qu’elle éprouve parfois en passant d’une figure à une autre se perd dans les myriades de ramilles du cyprès chauve, Taxodium distichum Rich, où, quand il ne peint pas, l’ami se réfugie pour prier. Le nom du grand conifère, à feuilles exceptionnellement caduques, vient des mots grecs : “taxos” (If) et “eidos” (forme). “If” the allegory is double, ambiguous, different, fictional, les images montrent des formes de vie qui mettent en lumière la pluralité des choses du monde. Les racines de l’arbre du “dendrite” sortent du sol boueux pour capter l’oxygène. Lili et son ami font de même, eux aussi sont pneumatophores. C’est ainsi qu’ils sont photographiés.
photographies, copyright Mademoiselle Sallegourde, 1999
[1] Giorgio Agamben,
Forme-de-vie, Multitudes http://multitudes.samizdat.net/article673.html .
[2] Pseudonyme de la “photographe” en souvenir d’un lieu-dit en Charente où son père était né.