Un cœur simple


La douceur du milieu avait fondu sa tristesse

Félicité habitait rue Flaubert une petite maison qui jouxtait le grand champ d’un homme plein de piété nommé Déodat venu se retirer là tout près dans une cabane de pierre sèche pour y vivre en ermite. Attirée par la même vie contemplative que l’homme de l’oustalet, la vieille femme se tenait au milieu du champ tout le long du jour sur un fauteuil de camping. Qu’il gèle ou qu’il brûle, fidèle jusqu’au bout à son idéal de solitude, elle avait choisi le désert ou ce qui lui paraissait tel suite aux coups de froid et aux insolations dont elle était inévitablement frappée. En toute saison elle portait des bas d’éternelle mariée, une robe-tablier de coton rayé, une grosse veste de laine tricotée à la main et surtout sur ses genoux le grand livre.


Elle avait peine à imaginer sa personne

Félicité avait eu, comme une autre, son histoire d’amour. Un soir, devant la porte d’entrée de sa maison, un homme dépenaillé gisait tout de son long sur le dos au milieu de l’asphalte. La plasticité scripturale du bitume enregistrant l’empreinte de la vie ordinaire, et parfois inattendue, fascine les artistes depuis Niepce qui fixa avec la matière glutineuse molle ou dure selon la température ambiante les premières photographies jusqu’ à Thirty-Four Parking Lots in Los Angeles de Edward Ruscha en passant par les Macadam & Cie, Hautes Pâtes, et autres Texturologies de Jean Dubuffet. Bien visible sur ce fond noirâtre le pied droit nu du va-nu-pieds a la particularité d’être marqué d’un signe circulaire inscrit à même la peau de l’apophyse inférieure interne du tibia. Le gendarme de service reconnait dans cette inscription la trace d’un sévice pratiqué sur les prisonniers indociles de la colonie pénitentiaire voisine. Une telle vision développe la bonté du cœur d’une telle femme. Elle pleure toute la nuit, elle perd le sommeil, suivant son mot elle est “minée”.


La cour est en pente, la maison dans le milieu

Le ciel, au loin, apparaît comme un fond parfaitement blanc. Quelquefois, le soleil entrant par la fenêtre toujours ouverte de la chambre de Félicité frappe quelque chose à l’intérieur et fait jaillir un grand rayon lumineux qui la met en extase. À force de regarder longuement dans le noir profond de l’ouverture, il est possible d’entendre une voix très douce et innocente demander « tu es bien ? ». La question ingénue est troublante comme une incitation à faire selon son désir. Tous les verbes d’action en sont secrètement affectés et tous les mots débordent de leurs sens. “Faire” a la divine hardiesse de proclamer l’amour, “simple” met la joie dans la profondeur d’un cœur : Félicité excuse tout, Félicité croit tout, Félicité espère tout, Félicité supporte tout, Félicité ne passe jamais.


Elle la trouva morte au milieu de son champ

La genette habitait la forêt de l’ermite nommé Déodat et avait l’habitude de se faufiler chaque jour jusqu’aux pieds de Félicité. Avec sa queue presque aussi longue que son corps et les rangées de taches noires striant son pelage jaune, la bienheureuse reconnaissait de loin le petit mammifère ennemi des souris et des rats et l’attirait vers elle en l’appelant par le joli petit nom de Loulou. La genette occupait toutes les tendres pensées de la femme aux bas blancs ; de plus elles avaient ensemble de mystérieux dialogues. Un matin du terrible hiver 1956, la bête mourut de froid au milieu des herbages. Elle eut du mal à s’en remettre, ou plutôt ne s’en remit jamais. Elle la fit empailler. Au moyen d’une planchette, Loulou fut établie comme une madone sur une branche de laurier. Après la mort de la sainte femme, c’est ainsi que Simon a photographié Genetta Genetta. Il m’a même dit qu’au moment de son dernier souffle Félicité crut voir dans une mandorle des cieux l’assomption d’une évanescente genette.


Toutes photographies copyright Simon Rayssac

19 juillet 2006
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