Un fleuve de vin rouge
Poèmes de Jack Micheline.
« Hommes invisibles comme des fantômes
ils habitent les abords sombres
des villes
ils s’assoient dans des terrains vagues
sur de vieux cageots
causent à des boîtes de bière rouillées. »
Le quotidien qu’il décrit est rude. Subsister au jour le jour tient du miracle. Garder intacte cette parcelle de liberté a un prix. Souvent payé cash par un corps bien malmené, et pas seulement par les intempéries du dehors. C’est une vie précaire, rebelle, « sauvage et sans chaîne », qu’ils mènent à l’écart de « la folie du dollar », loin de l’enfermement dans les tours, bureaux ou banques et loin également de l’Amérique des « gens endormis » et des « esprits apeurés ».
« Des bohémiens dansaient et lisaient l’avenir
dans les mains de marins ivres
des prostituées se tenaient sous des porches
éclairés de lumières rouges par des nuits glaciales
des vieux et des vieilles guettaient
au travers des fenêtres sans fin
des enfants jouaient à la balle
dans les rues l’été
tandis que l’aveugle foulait aux pieds
les souvenirs fugaces de sa jeunesse. »
Ce sont ces déshérités adeptes de la débrouille, ces familiers de la dèche qui n’abdiquent pas, ces sans-voix dont il partage le quotidien, d’abord à Greenwich Village (dans les années 50) puis à San Francisco (à partir de 1960), que Jack Micheline invite dans ses textes à travers de courts tableaux qui sont autant d’instantanés saisis sur le vif. Le swing lancinant et si particulier qui habite ses poèmes leur procure un rythme soutenu. Il y scande son désir de vivre autrement.
« Nous saignons dans les
déserts de votre monde
et des gouttes de notre liberté
vient la naissance. »
Son écriture simple, presque instinctive (et par ailleurs très visuelle) s’enroule autour de faits anodins que personne, d’ordinaire, ne voit mais qui ne peuvent pas échapper à son regard affûté. Il s’en empare (et s’en sert) pour dessiner un tas de croquis et portraits qui remettent à leur vraie place (autrement dit aux premières loges) tous ces anonymes sans qui les rues ne seraient pas si intensément habitées.
Jack Micheline : Un fleuve de vin rouge, traduit par Alain Suel, éditions Dernier Télégramme.