Une fiction qui se joue : La nuit je suis Buffy Summers de Chloé Delaume

J’ai gagné du premier coup sans tricher

Un livre jeu, un livre dont vous êtes le héros. Un détournement, ou une utilisation, de la série TV Buffy contre les vampires. Nous sommes dans le registre du populaire. J’ai bien joué à quelques-uns de ces livres dont vous êtes le héros dans mon adolescence, se croire chevalier ou aventurier, même une fois sauveur du monde, mais me retrouver jeune femme « parfaitement amnésique » qui vient d’être internée dans un hôpital psychiatrique, c’est pour le moins inédit et du coup terriblement excitant.

Les règles du jeu sont annoncées, même pas besoin de se munir de dés, ils sont fournis dans le livre « Deux dés, aléatoirement composés, sont imprimés au bas de chaque page de droite de ce livre. Il vous suffira donc de le feuilleter, et d’arrêter votre pouce au hasard. Le tirage obtenu scellera votre sort. » Idée ingénieuse.

Quelle a été mon histoire, celle que j’ai choisie. N’étant pas familier de la série Buffy, le début m’apparaît bien étrange, j’y croise une nourriture « Soleil vert » (mange-t-on des morts ?), des extraits de journaux intimes, des personnes surprenantes (dont une infirmière en chef qui organise un trafic d’organes).

Puis je comprends ma mission : « On a six jours pour empêcher les Néantisateurs de réveiller Zarathoustra. On ne sait pas très bien ce qu’ils veulent en faire, ni à quoi il ressemblera, mais comme leur trip c’est de faire régner le Rien sur le monde, ça craint. »
« Nous sommes dans un hôpital psychiatrique d’un genre un peu particulier, ici […] Ce n’est pas un établissement classique, il est exclusivement réservé aux personnages de fiction. De séries télé, de films, de romans aussi. »

Buffy contre les Néantisateurs, sortes de Surhommes vouant un culte à Zarathoustra. Ces deux phrases magistrales pourraient être leur devise : « On a viré le Mal, le Bien, on a pris le Pouvoir, on a imposé le Rien, ça marche du tonnerre, avec nous l’homme est complètement dépassé. La seule chose qui nous manque, c’est juste l’Eternité et tout sera parfait. »

Ensuite j’ai triché pour tout lire

A-t-on tout lu ? Est-on sûr d’avoir tout lu ? Au centre de cette fiction l’idée de lecture aléatoire. Des parties sont lues deux fois. Le lecteur peut s’autoriser de tricher. Il y a des stratégies de lecture. Garder des traces de son passage.

Est-ce une fiction interactive ? Le lecteur est un joueur. Le lecteur peut être un tricheur. Le lecteur peut perdre. Mais le lecteur ne choisit pas la fin, type fin alternative, le cheminement de la fiction lui est imposée. Ce livre jeu pose des questions à la forme de la littérature. Parce qu’il s’agit bien de littérature, Chloé Delaume est une écrivaine de fiction, et l’éditeur è®e publie le livre dans sa collection littérature. Le même texte publié dans la collection le livre dont vous êtes le héros chez Gallimard Folio junior aurait un tout autre impact.

Deux idées me semblent essentielles :

L’idée de cette obligation de la lecture linéaire propre aux textes de fiction, les essais se lisent autrement, l’effet des chapitres, des introductions et des conclusions, invitent au discontinu. Et c’est ici que se tient la faiblesse des textes de fiction, de la fiction littéraire donc, de ne proposer qu’un mode de lecture linéaire : du début vers la fin, tout cela avec une histoire immuable.
Une lecture non-linéaire permet et promet un temps de lecture différencié. J’ai été surpris quand le texte s’est arrêté, je ne m’attendais pas à gagner si vite et de cette façon. Je ne me souviens pas avoir été aussi surpris par la fin d’un livre, une surprise inattendue puisque l’on ne sait pas à quelle page se termine le texte.

L’idée d’échouer soi même en tant que lecteur dans le texte. Le lecteur peut faire perdre sa vie au personnage qu’il incarne. Le lecteur peut ne jamais gagner.

Dominiq Jenvrey

5 novembre 2007
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