« Voir fait vivre, songe-t-il. Voir vivre fait songer. »

pas le bon pas le truand de Patrick Chatelier vient de paraître aux éditions Verticales qui ont déjà publié Maternelles et Infiniment petit.

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             « une idiotie naissante »

             C’est l’histoire d’un enfant à qui deux amis tendent un bout de papier et disent d’entrer dans la cabane du trappeur.
             Mais pourquoi ? demande-t-il.
             Parce que ce papier donne le droit d’entrer.
             Ses amis referment la porte.
             Mais pourquoi ? demande-t-il.
             Parce que l’obscurité est nécessaire.
             L’enfant est dans le noir.
             Mais pourquoi ? demande-t-il.
             Ils ne répondent pas, sans doute déjà partis s’amuser ailleurs. Et à la page 39 de pas le bon pas le truand le lecteur débutant ne saurait encore quoi lui répondre. Il se tait et poursuit sa lecture.

             L’enfant n’a pas de nom. Ceux qui l’ont enfermé se prénomment Jill et Frank. Son ami Jesse est le fils de George et Carlotta Butler. À l’heure des repas, du seuil de la maison George peut appeler « Jesse ! »
             Pour autant ce n’est pas n’importe quel enfant, c’est un enfant qu’on peut désigner par soustraction : l’enfant qui n’est pas Jill pas Frank pas Jesse. Dans le village on fait court, on dit plutôt : l’idiot. Il l’accepte.

             Du monde qui l’entoure – rivière, air, terre, couleurs, douleur, envies, village, maison, ventre -, il ne voit que les surfaces. Et des surfaces, les choses qui sortent, poussent, naissent.
             De la terre, les brins d’herbe.
             Du ventre, les enfants.
             De l’obscurité…

             Il doit se sentir seul dans la cabane, rejoignons-le.

             À peine la porte refermée, le fantôme du trappeur Piripero est apparu et lui a raconté ses assassinats :

« J’ai été tué par le loup qui a profité de ma porte entrouverte pour venger ses frères et l’assemblée annuelle des espèces animales. J’ai été tué par l’Indien, qui passé par hasard aimait mon collier de dents et m’a laissé en remerciements mon scalp. J’ai été tué par Douglas Mortimer, qui n’a pas supporté que je vole un baiser à sa fille Marisol et s’est dédommagé en volant mon fusil qu’il convoitait depuis trois ans. J’ai été tué par l’étranger, le pas bavard, qui après son quart de whisky appréciait un peu de calme et en avait assez d’entendre un ivrogne raconter comment il pourrait un jour être tué. »

             Des images l’ont happé :

« Il est entré dans les appartements, les tripots, les gares, les usines, il a surpris des murmures, des trahisons et des lâchetés, il a fendu des foules et des vagues d’océans, il est mort mille fois, est né mille fois, a donné naissance à deux mille. Il se souvient de familles auxquelles il avait l’impression d’appartenir, de métiers qu’il avait appris, de bêtes sauvages dont il respirait l’haleine, de femmes intimidantes aux dessous soyeux qui glissaient ingénument sur leurs hanches, cheveux lâchés, sourire dédié, à la fois belles et douces, si présentes, si proches qu’il aurait pu baiser leur grain de peau. »

             Donc, de l’obscurité… la lumière des images qui défilent, il est trop jeune pour employer le mot « photogramme », savoir qu’il vient d’assister aux débuts du cinématographe : locomotive entrant dans une gare, chutes d’un personnage avec canne, landau dévalant un escalier.

             Dans le livre du révérend MacPherson ce sont des histoires que raconte la surface des pages : le fils qui tue son frère, la haute tour des langues qui s’écroule, le troisième chant du coq avant l’arrestation – des histoires de meurtres liés à des revendications d’origines. « Le meurtre est une origine, se dit l’idiot. Le meurtre était à l’origine et l’origine sera le meurtre. »

             Toute surface est-elle susceptible d’histoire ?
             Toute histoire est-elle de meurtre et d’origine ?

             De la surface de la colline dont se détache un cavalier quelle histoire va surgir ?
             Le lecteur a aperçu la silhouette solitaire dès la première page, il a vu se répandre la rumeur, avancer celui qui incarne la fureur, la terreur et la mort, ce à quoi nul n’échappera, ni celui qui tue ni celui qui sera tué. Il viendra, il est là, il sera venu, la conjugaison rend compte de chaque étape du destin inexorable.

             Il y avait eu des signes annonciateurs :

« Des oiseaux s’étaient battus la nuit, il restait des plumes dans le sable derrière la maison, et aussi près du puits qui l’an dernier s’est retrouvé à sec comme tous ceux du pays, avec dans la vase des insectes noirs qu’on n’avait jamais vus. Des oiseaux s’étaient battus, à moins qu’un chien des plaines les ait départagés en jet de plumes et cartilages sous le croc. D’habitude le chien des plaines n’approchait pas du village : il avait dû flairer de loin la menace, sa cible et venir voir pour voir venir. »

             Nuage de poussière sur la piste, étranger sur sa monture, sueur sur son visage, village engourdi et villageois résignés, tout converge vers la même surface, la même histoire. Et une histoire de cette histoire.

             « une colère grandissante »

             C’est l’histoire d’un enfant à qui ses amis Jill et Frank ouvrent la porte de la cabane deux heures plus tard.
             « Alors, ça t’a plu ? »
             À lui de ne pas répondre.

             Ébloui par le soleil, hébété par les images lumineuses, il zigzague jusqu’à la maison de son ami Jesse. Il en fait le tour, trouve une porte, entre, suit un couloir obscur, s’installe dans un fauteuil qui le dissimule.
             Devant lui, la cuisine des Butler à l’heure du repas.
             Il regarde, il voit, il vit, il vit ce qu’il voit, le temps confond les formes verbales.

« Œil du principe : idiot regarde. Principe de l’œil : regarde-t-il. Depuis sa cachette, l’idiot vit toute chose par le principe dans son œil. Il vit l’atmosphère de la pièce, ses murs chaulés et ses courants d’air. Il vit l’intérieur des vases et de l’âtre et des casserole. Il vit la digestion de l’araignée tout au fond près de l’entrée. Il vit le travail du temps sur les poteries, dans l’argile et la pierre, les poutres croisées et les rides accentuées. Il vit les rainures des meubles, l’eau enfermée dans la cruche, le gonflement des jarres et des tonneaux, les creux des joues. Il vit la place des grains de poussière sur le sol, chaque grain situé par rapport aux autres. Voir fait vivre, songe-t-il. Voir vivre fait songer. »

             L’idiot voit entrer dans la cuisine l’autre figure nommée par soustraction, pas le bon pas le truand : la brute. À ce décor où n’opérait jusqu’ici qu’une série d’oppositions duelles - les enfants avec prénom/l’idiot, la cabane/la maison, la lumière/l’obscurité, l’amitié/la cruauté, les surfaces/les signes -, la brute superpose un phrasé ternaire : « la signature, le verdict et la calamité », « la moustache, le manteau noir et le sang versé ».

             L’histoire se précise, elle est à clés cinématographiques et à chiffres impairs, en particulier l’impair du 7 (rangées de fleurs, plumes, péchés capitaux, mercenaires, etc.). Sa matière est un récit déjà en cours, de quelle marge de manœuvre l’idiot dispose-t-il pour le faire sien ? Brute, Butler père et mère, chacun paraît connaître son rôle sauf lui. Ses perceptions à contre-temps, ses émotions syncopées déstabilisent le thème principal et font tanguer les reprises, tourbillonner le manichéisme du duel et d’une ligne droite qui filerait directement de l’origine au meurtre sans en passer par l’ennui, le demi-sommeil, la tête qui dodeline, la présence des morts et des fantômes.

             « une envie de meurtre »

             Le massacre a bel et bien eu lieu. Aucun Butler n’a été de taille à vaincre la brute, ni George qui se donnait auprès des siens des allures de soutien de famille, ni Carlotta effarée par les hésitations de son cœur, ni Jesse et sa candeur à vouloir relever le défi et se venger. Aucune de ces qualités n’a suffi à sauver leur peau, une volée de plombs a tout anéanti.
             George, Carlotta et Jesse composent désormais une nature morte. Du plafond, les mouches différencient mal la sauce tomate des spaghettis et le sang répandu, la petite brute ordinaire (George Butler) et la grande (la brute proprement dite). La scène, emportée par la violence, s’agite et se brouille. La fureur de la brute racontée par le regard de l’idiot se déploie en éventail de ce dont est capable le monde contemporain. Le massacre de la famille Butler vaut maintenant pour tous les villageois massacrés par toutes les brutes civiles ou militaires, les brutes civiles et militaires valent pour tous les pères irresponsables, l’arme à feu vaut pour la machette, le passé pour les jours à venir, le désir d’or pour le désir de paix, l’idiot terrorisé dans le fauteuil pour tous les idiots, nous, accablés par le réel.

             Le mot FIN va-t-il se dessiner sur la page de nos conditionnels impuissants ?
             « Mais non », s’effraie, se révolte, hurle l’idiot.
             Non, pas encore, hurlent tous les idiots apeurés derrière lui. Pas encore « le vide, l’incomplet et l’hébétude », pas encore les « néant, saccage et charognes », pas encore la danse macabre universelle.
             Mais comment, de la salle, crever l’écran ?
             L’idiot le sait, lui qui vit ce qu’il voit. Il y a déjà un moment qu’il s’est levé de son fauteuil et introduit dans la cuisine, en pleine lumière, face à la brute.

             Patrick Chatelier aura sans doute écouté les rythmes différents que savaient battre les mains et les pieds d’Elvin Jones, binaire d’un côté, ternaire de l’autre, lignes horizontales que heurtent et développent des segments verticaux. pas le bon pas le truand est à la fois une fiction et une défense et illustration de la fiction : une fiction qui veille à retracer la genèse de ses éléments narratifs, une défense et illustration de la fiction comme moteur et contestation de la réalité. Ces deux registres se croisent, œuvrent tout au long du récit, leurs interactions réciproques constituant autant de séquences actives de la narration (il en est ainsi dans tout bon roman même si ce mot n’est mentionné nulle part).

             L’idiot se découragerait à devoir répéter la suite archi-connue de l’histoire, de toute histoire peut-être, brutalité du massacre et compassion d’après-coup.
             Oh, que fait-il ?
             Il affronte la brute à mains nues, la harcèle, l’injurie, ne la lâche pas des yeux, sa vision est celle d’un lutteur.
             Une simple pierre adroitement lancée suffira-t-elle à contrarier le dénouement ?
             Peut-être bien, du moins pour un temps.

             La porte de la cabane s’ouvre à nouveau.
             « Alors, ça t’a plu ? »
             L’idiot zigzague jusqu’à la maison de son ami Jesse afin de le prévenir avant qu’il soit trop tard : Ne reste pas là, Jesse, viens, viens avec moi !

             Car d’autres brutes viennent, viendront.


Peinture d’Amadou Camara Gueye ©

Dominique Dussidour

31 mars 2010
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