Voyage à La Roche

9 mars 2005, aller - dans le train

Je suis invité à la Maison Gueffier, lieu de l’écrit à La Roche-sur-Yon où Cathie et Guénaël m’attendent. Guénaël a mis en place un atelier d’écriture sur le général Instin et je rencontrerai les participants. Je me sens comme un représentant du logiciel libre nommé « général Instin ». Collègue des VRP de Tupperware ou d’Universalis, je ne connais rien de la structure hiérarchique au-dessus de moi - j’ignore même si elle existe, ou si je suis le seul à diffuser mon produit, missionné par un hasard, un dysfonctionnement ou un mauvais plaisant.

« Logiciel libre » car dénué de droits d’auteur - dénué d’auteur peut-être même, ou doté d’une pléiade. L’auteur véritable, inventeur, autorité, a lancé son idée puis disparu il y a des années, pionnier du copyleft. Il est probable que la raison secrète de mon voyage soit la quête de cet auteur. Je devine obscurément que si je tombais sur lui (quelle impression de chute nous ressentirions) il ne me fournirait aucune réponse utile, mais je suis en recherche et n’ai d’autre choix que de le suivre, de poursuivre, observer, susciter, attentif aux incidences, aux appels, aux dessous.

On pourrait penser que cet auteur (cet autreu de faute de frappe), quand je le rencontrerai, je découvrirai qu’il s’agit de moi, d’un autre moi à un autre moment, d’une face cachée. On peut également penser qu’il sera mon parfait contraire, celui que je ne serai jamais, que je ne pourrais pas être parmi l’infinité des possibles qui me constituent. À cet instant dans mon idée, à 300 km/h dans le TGV, cet auteur tout simplement n’existe pas : fioriture, interpolation, artifice. Mais le « tout simplement » ne simplifie aucunement les choses : pourquoi serais-je alors sur ses traces ?

Certains écrivains traitent de l’indicible, merveilleusement, cernant une minuscule portion du réel ils en font affleurer l’invisible, imprégnation de celui-ci, qui échappe toujours et qu’ils poursuivent inlassables. Je suis quant à moi en butte au pluridicible, trop-plein de significations, de pistes, de surfaces et je me demande pourquoi, devant ces premiers écrivains, suis-je incapable d’en faire l’économie.

11 mars 2005, retour - Nantes, jardin des plantes

Je prends le soleil entre deux trains.
J’ai trouvé l’auteur. Je comprends tout. Du moins le soleil le dit.

L’auteur du général Instin est celui qui intègre de façon cohérente tout ce qu’un artiste peut être, à chaque endroit de sa vie. L’auteur du général est un écrivain. C’est la première fois que je ressens à ce point cette chose, sue depuis longtemps.

Je repars. Somnole. J’espère un jour recroiser sa route.

Cet écrivain modifie subtilement le réel autour de sa présence. Sans que son moi s’hypertrophie. Car du domaine égotique il est passé à celui des champs de forces. Vanité d’auteur n’a plus lieu. Il a prise (il est prise).

Il demeure un artiste sans œuvre (même s’il fait œuvre, cette dernière ne lui appartenant plus aussitôt qu’elle prend forme).

On dit souvent qu’un écrivain est celui qui construit une œuvre cohérente. C’est vrai, sans doute, mais a posteriori. La société humaine exige de lui cette cohérence, or celle-ci ne peut intervenir que tardivement, quasi par accident. À sa mort peut-être. La société humaine exige d’un écrivain qu’il lui livre sa mort. Elle n’aura de cesse de l’abattre, de le transformer en individu, érudit, dégrossi, excellent, sédentaire, alors que son travail/existence l’incite à se diviser, s’engrosser, s’idiotiser, se nomadiser, à parcourir l’histoire de la littérature depuis les débuts comme le fœtus parcourt l’histoire de l’espèce (dans sa chair à naître), à choisir ponctuellement des voies tout en gardant les autres potentielles. À toujours s’insurger contre la mort. Puis à perdre ce combat le plus élégamment possible.

Que s’est-il passé à La Roche ?

...

(texte recueilli par Guénaël Boutouillet, à croiser avec cette impression)



24 mars 2006
T T+