A propos de fragments de plaques d’égouts (La collection), œuvre du confinement de Sébastien Rongier (2020).

Sébastien Rongier est principalement connu pour son œuvre de critique cinématographique, œuvre exigeante réservée aux esthètes averti.e.s, paraissant dans les collections marginales de maisons d’édition souvent mises en faillite depuis. Paradoxalement, la partie la plus accessible de son œuvre, est donnée à voir à un club fermé d’ami.e.s Facebook, sous la forme de photographies que d’aucun.e.s attendent quotidiennement avec impatience. Cependant, la pandémie de l’année 2020 est venue perturber la cadence de métronome de cet accrochage discret sur les cimaises digitales des réseaux sociaux.

En effet, Sébastien Rongier s’est décidé, vers la fin du confinement, et alors qu’approchait la date fatidique du 11 mai 2020, à ouvrir avant qu’il ne soit trop tard, la partie la plus secrète de son jardin intime, ou peut-être de sa part d’ombre (à moins que d’autres œuvres plus sombres encore, soient cachées quelque part), sous la forme d’une exposition visible seulement par internet, de sa collection de fragments de plaques d’égouts.

La brutalité de cet art se révèle immédiatement, dès les premiers frag-, et l’on comprend que Sébastien Rongier ait tant tardé avant d’oser ce coming eg-out. Nous sommes en présence d’objets massifs, dont la matière inaccessible par le réseau, se ressent pourtant dans toute sa gravité, et l’on peut bien parler de re-senti pour pareils objets, érigés en œuvres d’art ; penser ici à Duchamp, également aux Soupeux (Marguerite Duras), mais chasser (tirer la chasse) immédiatement ces références, pour qu’elles partent là où il veut en venir.

Le geste de Sébastien Rongier se lit de deux façons, d’abord par l’exposition elle-même, qui requiert une analyse épistémologique (nous y viendrons), ensuite par le choix (mais que choisit-on en art, sinon l’arbitraire, pour reprendre le mot de Cioran, et Sébastien Rongier, avec ses fragments de plaques, est bien le Cioran des égouts) du moment : pourquoi ces fragments célés de longue date, ont-ils finis, décélés, sur son mur Facebook, le 18 Avril 2020 ?

Le fragment de plaque d’égout frappe par sa polysémie esthétique totale : il est lui-même déchet, déchet de la porte aux déchets, déchet de la frontière qui nous sépare, nous protège du méphitisme des fosses d’aisance. La plaque est la gardienne du flux, d’un côté, et l’instrument du flux de l’autre. La vocation de la plaque étant de supporter les pluies, les pas, les roues, elle est le sceau de la dromologie, elle atteste du passage (Paul Virilio) ; elle est aussi l’accès à l’antre, aux entrailles. On remarque immédiatement sur les fragments, que leur auteur a souhaité conserver le lustre quasi pluvial du fragment, la patine de la fonte mouillée, voire la reproduire et l’éterniser par le cirage. Cette onction confère aux morceaux l’aspect brillant du chocolat, qui vient manifestement en antiphrase de la merde.

Mais le fragment, atteste, lui, de la défaite de la frontière, de la victoire du flux, du passage soudain possible des déjections vers la cité, de la chute dans le cul de basse fosse, du retour au boyau. La plaque d’égout est la métaphore de l’homme lui-même. Suivant le fragment de Blaise Pascal : Car enfin, qu’est-ce qu’un homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant , un milieu entre rien et tout, la plaque d’égout est à l’image de l’homme, ce milieu entre rien (la merde) et tout : l’homme debout qui se tient proprement sur elle et la regarde, défiant l’inconnu, les miasmes dont seuls les relents témoignent de leur présence, si proche et si lointaine à l’image de l’infini Pascalien. Elle est le périnée de la cité, le trait le plus fin entre le profane et le sacré, le mobilier urbain (Gestalt).

Le fragment de plaque d’égout, quant à lui, est ce porte-bonheur érigé en œuvre d’art apotropaïque qui conjure la chute, la chute toujours possible de l’homme et plus encore de l’artiste qui cherche à s’élever, et pour qui tout plateau (plaque-eau) est une chute. De ce point de vue, Sébastien Rongier atteint à l’essence de l’humain, sale et propre, fragile et solide à la fois, et sa collection se lit comme les pensées d’un Blaise Pascal des latrines. Ses plaques nous regardent, et même, elles nous parlent.

Cependant, la question du moment se pose. Pourquoi a-t-il fallu la pandémie de 2020 pour que les fragments de plaques d’égouts sortent de Sébastien Rongier ? Pourquoi a-t-il fallu attendre le plateau, pour atteindre les plaques-eau ?

On comprend d’une part que l’épidémie est plus qu’une métaphore : l’antichambre d’une mort possible, ce moment où il faut faire les comptes, et lâcher tout ce qui reste à lâcher, si le temps nous est compté. C’est aussi le moment du confinement, c’est-à-dire d’une frustrante inutilité, de l’hyperhygiénisme hydro-alcoolique, et du laisser aller domestique. Les artistes, sauveurs du monde, ne sauvent rien du tout en ce moment. Ils attendent, et rien n’est plus insupportable pour un artiste qu’une inutile attente, qui est la figure même de l’inutilité de l’art.

Cependant, c’est ce moment étrange que choisissent les fragments de plaques d’égouts pour s’imposer et se montrer. On comprend que ces fragments sont la quintessence de l’inutile, mais aussi et soudain la quintessence de l’art (les extrêmes nous touchent, suivant le mot de Pierre Desproges).

Chacun qui connaît l’œuvre de Sébastien Rongier sait qu’il est capable d’écrire les essais les plus exigeants et difficiles, dont la moitié des pages sont des notes du bas de l’autre moitié, renvoyant à des monographies introuvables qu’il est vraisemblablement le seul à avoir lu. Il pourrait profiter de son confinement pour élaborer une œuvre critique raffinée et subtile analysant le troisième degré dans l’œuvre d’Alfred Hitchcock.

Et pourtant, cet homme, qui en tant qu’artiste se veut nécessairement tout-homme, ose un terrible aveu : il se révèle à nous marchant tantôt dans la rue et rongé (Ronge-ier) par ses pensées, ramassant des détritus : des fragments de plaques d’égouts, poussé par on ne sait quelle motivation. Aller vers le fragment, c’est aller au-delà, en dehors, de l’objet, car, suivant le mot de Maurice Blanchot, le fragment suppose que le tout est déjà réalisé, que la fin a déjà eu lieu. Comme un puzzle, les pièces se rassemblent chez lui, peut-être à l’insu de sa femme, de ses enfants et de ses amis, il les lustre, les soupèse, les observe, jusqu’au jour où, obéissant à un impérieux besoin, il nous révèle ce que cet en-dehors de l’objet, cette fin qui est finie, signifie.

Et quelque chose fait sens tout-à-coup, qui transcende les débris et les élève au rang d’œuvre d’art, en nous donnant à voir l’apex de l’inutile aspirant, comme il aspire lui-même et comme nous aspirons tous, à faire œuvre. Les fragments de plaques d’égouts de Sébastien Rongier se révèlent œuvre d’art à cet instant précis parce que l’art est cet inutile qui abolit l’inutile, la fin de la fin (du confin ?) ; et s’il fallait le prouver, c’était maintenant. Merci à Sébastien Rongier.

Photographies : Fragments de plaques d’égouts extraits, Sébastien Rongier, avec l’aimable autorisation de l’auteur.
Dernier ouvrage paru : Alma a adoré. Psychose en héritage, éditions Marest nov. 2019.

18 avril 2020
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