Alain Freixe | Poèmes du revoir américain d’Emmanuel Laugier

Emmanuel Laugier
Poèmes du revoir américain
Editions Unes, 2021

On avait aimé à propos de Chant tacite, le précédent livre d’Emmanuel Laugier, publié chez Nous et qui vient de recevoir le prix Moïse Ploquin-Caunan de l’Académie Française, que lire soit comme entrer dans une forêt et suivre les brisées de ces textes qui, au fil des jours, se prenaient et se déprenaient d’eux-mêmes et aller ainsi dans les discontinuités de la vie, inventant un chemin qui sait garder le sens de l’abrupt, de ce qui « écharde l’œil » ; on aimera dans ces Poèmes du revoir américain ces retrouvailles avec ce qu’il en est de porter le tempos quand c’est à l’écriture qu’on confie cette charge alors même que l’on sait d’une part tout ce qu’il y a de désespérant dans les mots pris dans le flux de la signifiance et d’autre part que l’on n’a qu’eux avec et sur qui travailler pour voir s’ouvrir un rythme qui nous donnera à entendre ce qu’ils peuvent dire à partir et au-delà d’eux-mêmes, ce silence dont la poésie fait musique.

On est rentré. C’était en 2006. Emmanuel Laugier revenait d’un hiver passé à Iowa City. En poche, sur carnet, des poèmes. En tête, ce jeu de la mémoire entre souvenirs et oubli. On laisse passer le temps puis revient ce désir déjà à l’œuvre dans For (Argol) et Crâniennes (Argol) de faire passer activement dans la langue les faits ordinaires du passé vécu. C’est dans ce temps du retour qu’Emmanuel Laugier s’est mis en quête de chercher à dire ce qui a été vu au cours de ce moment américain : cette « acidité du jaune du paysage », ce « comment de la lumière / du sud la lente pénétration du dehors », cet « été chaud en Amérique / avec ce jaune maïs sur les mains resté ». Mais empiégés dans leur formulation conceptuelle, les mots naufragent et seul l’oubli du temps vécu surnage. Comment dire la singularité de ces situations de hasard ? Comment faire place à ces poussées du dedans qui viennent bousculer tout ce que la langue a de figé dans ses formes, toujours plus ensevelie dans les lumières dures du jour.

Emmanuel Laugier sait pour avoir fait compagnonnage avec Jacques Dupin et Yves Bonnefoy – avant les objectivistes américains, ces compagnons du voyage – qu’« il y a beaucoup à craindre des yeux » comme l’écrivait ce dernier. Et que donc il faut revoir pour voir, qu’il convient de faire retour, de ressaisir, revisiter, reprendre de telle manière que cette reprise soit une nouvelle prise en avant déprise de l’emprise du concept. C’est en écrivant que l’on revoit. Que notre regard soudain s’ouvre, se déploie, se « dilate » dit Emmanuel Laugier. Les saccades, les heurts, les brisures, la ponctuation découvrent la matérialité même des mots que toujours trop de signifiance menaçait de recouvrir. Le rythme naît de cette tension entre ces deux éléments, c’est lui qui donne à entendre et finalement finit par laisser voir une certaine qualité de présence.

À cette mise en modulation des mots dans l’écriture, Emmanuel Laugier ajoute le mouvement même des poèmes dans la composition du livre. Trois parties dans ce livre, trois temps. D’abord celui d’un déplacement horizontal comme un long travelling à la vitesse du van au bord duquel il avait pris place, et c’est la première partie : « note book of Iowa » ; ensuite, dans la deuxième partie intitulée « série notée plane », il s’agit de cadrages d’images du quotidien ; enfin, la série « encoches » fait se succéder les plans rapprochés à partir du graphème « : » qui traduit la pénétration du monde par un œil qui s’enfonce dans l’espace. Ce livre du revoir américain est monté / composé comme un film dans lequel les poèmes sont organisés, organisation qui passe dès lors devant et n’hésite pas à se montrer. Emmanuel Laugier ne cherche pas à fluidifier sa narration et c’est d’une manière toute « couturaillée » qu’elle se présente. Je reprends ce terme à Ossip Mandelstam qui dans Le sceau égyptien affirme haut et fort qu’il ne craint pas « le manque de liaison, ni les blancs », qu’il coupe et colle, passage que je lis comme si je poussais la porte du studio de cinéma où le monteur est au travail.

Ce n’est pas là la moindre originalité d’Emmanuel Laugier que de voir sa poésie reprendre au cinéma le caractère hétérogène du temps, manière pour lui de se tenir au plus près de la vérité de l’événement représenté.

Alain Freixe


Extraits

POÈMES DU REVOIR AMÉRICAIN & autres séries, Emmanuel Laugier, éditions Unes, juin 2021

1ère section.
notebook of iowa poems

la blondeur des champs
en amérique
je la vérifie aussi dans la monotonie du jaune
étincelant et tel
que clarifié le paysage
taché de parfois vieilles fermes rouges en bois
branlantes
fait lui aussi penser à un abandon
et sans conséquence presque
à celui qu’il y avait dans les journaux
roulés par terre aux pieds

******

des machines grosses vertement ravivées
dans le contraste express des champs
jaunes lavés acides
avancent –
on ne voit parfois
qu’un tuyau sortir du haut des maïs un
gars en salopette bleue de mon (+loin) grand-père
en tient un (d’épi) entre ses mains
y vérifie une longueur
que demain
y coucher dans le mouvement sec du désir
ma tête ensommeillée

******

des fermes hautes lattées de fines et longues
planches de bois
rouges décolorées
pourrissent peut-être –
sur place elles n’en sont pas moins
au loin
pour les autoroutiers
des sortes de bornes
blocs rouges passés là
au ras des yeux –
que le sommeil annule presque
juste le temps de sentir
contre ses hanches le soubresaut
lacer la route si bien
qu’alors ré-ensommeillé – je la vois
se dérouler derrière en carbone
se lover en ruban délébile

******

3ième section.
encoches 

 : l’étirement au ralenti de la lumière le grain poudreux
réverbéré de cela au dedans du papier aluminium

 : exact aplat de métal
cube de parois noires
faces exactes des tôles soudées du container

 : aplats de tôles glacées

 : hors du temps de dépôt égyptien

(…)

 : états des circonstances
un rectangle de tôle code la frontière

 : code le passage déchiqueté des pauvres

 : radiations et cartons déchiquetés où ils dorment
ne dorment pas

 : ainsi que dans la mallette rivetée du sarcophage made in u.s.a.
deux 3 gilets de sauvetage orange vifsans sommeil


Logo à partir de l’image https://artreview.com/may-2016-feature-david-hammons/

10 janvier 2022
T T+