Ali Benziane | Frédéric, d’Éric Marty

Peut-on conjurer le tragique ? C’est la question qui traverse le nouveau roman d’Éric Marty (Frédéric, Editions du Seuil, 2025) dont le héros, défini comme un déclassé, a pu s’extirper d’un déterminisme social qui semblait irrépressible. En effet, Frédéric vit au début des années 90 dans la “France profonde”, en Franche-Comté, sans emploi après la fermeture de la scierie du village. Son père néglige ses études et l’empêche d’aller passer son épreuve du bac. Pour couronner le tout, il fréquente Claire, “une petite amie intermittente”, qui lui apprend qu’elle est enceinte. Un déterminisme familial qui semble condamner Frédéric à une vie de prolétaire, en proie à une précarité tant intellectuelle que matérielle sans espoir apparent d’en sortir car, a priori, rien ne prédestine notre héros à se libérer de ses chaînes. C’est dans ce tableau peu reluisant que réside le tragique car Frédéric semble être né au mauvais endroit et s’apprête donc à embrasser ce qui semble être une “mauvaise vie”. Mais c’est sans compter le rôle de la Providence (ou du hasard ?) qui met sur son chemin un couple de politiciens, les Fréron, “conseillers de l’ombre” qui viennent s’établir temporairement dans le village afin d’aider un membre de leur Mouvement à remporter les élections locales. Un jeu de rencontres improbables va mener Frédéric vers ce couple, bourgeois et snob, qui voit en lui un jeune homme doué et prometteur. Les Fréron l’envoient dans les beaux-quartiers de Paris chez leur mentor, une sorte de baron noir qui gravite autour d’une gauche transfuge, qui a connu Mitterrand, Pompidou, Kojève ou encore Lacan... Surnommé Socrate, il prend en charge l’éducation du jeune prodige, le destine aux grandes écoles et envisage même son mariage. Les rencontres avec Socrate donnent lieu à des monologues passionnants qui tournent autour de la thématique du jansénisme (la part du hasard, la prédestination, l’innocence…). “Le miracle est le seul réel” est la phrase qui revient tel un leitmotiv. Avec, en fond musical, les Variations Enigma du compositeur britannique Edward Elgar dont la partition contient un message crypté. Déchiffrer le code mystérieux qui régit la destinée, n’est-ce pas ce qui nous préoccupe tout au long de notre existence ? Ainsi, Frédéric passe d’un conditionnement à l’autre et apprend que pour réussir en politique il faut se rendre indispensable sans l’être le moins du monde. D’où le lien avec le désir à travers une initiation à l’amour qui double l’initiation politique du héros. Elle est menée par Anne Fréron qui, non contente de le prendre sous son aile, lui fait découvrir les vertiges de l’amour et les plaisirs de la chair. Cette initiation trouve son point culminant dans le chapitre “Une nuit d’amour” qui est un des plus beaux du roman tant les descriptions de l’union des corps sont d’une sensibilité rare et prennent un tour quasi mystique lorsque Anne évoque une communion. Devant les possibilités inespérées qui s’offrent à lui, Frédéric fait le choix courageux de s’extirper de son lieu de naissance auquel il demeure attaché (les longues descriptions aux accents proustiens des paysages de la campagne franc-comtoise sont d’une grande beauté) et de la lourde responsabilité de père de famille qui se profile, en se plaçant au-delà de toute culpabilité. Dès lors, le miracle se réalise sous nos yeux : Frédéric accepte de mettre le masque qu’on lui tend et entre dans le Grand Jeu. Il accepte de sortir des rails d’une vie toute tracée en ne cédant pas aux sirènes de l’indifférence et de la négligence (péché capital dans le roman). Pour autant, Frédéric ne correspond pas à l’archétype du transfuge usé jusqu’à la moelle par certains auteurs comme Edouard Louis ou Philippe Vilain. Il n’y a aucune volonté initiale de sortir de sa condition de la part du héros, aucune détermination franche de “monter à Paris” pour faire carrière et s’affranchir du joug social. L’histoire de Frédéric est celle d’une sublimation : le dépassement de conditions initiales peu avantageuses qui prédisposent à un état de solidification social et intellectuel. A certains égards, le pendant négatif de ce roman est Gel, le premier roman de Thomas Bernhard, qui raconte l’histoire d’une solidification psychique dans laquelle s’enfonce un peintre misanthrope, reclus dans la campagne autrichienne. Le nihilisme provoqué par sa situation le plonge dans un état proche de la folie. Dans ce roman, le tragique de la prédestination occupe une place prépondérante mais y est aussi évoqué le lien entre art et politique (ou la politique en tant qu’art) avec, en filigrane, les Pensées de Pascal que l’on retrouve également dans Frédéric. Le nouveau roman d’Éric Marty vient nous rappeler que la tradition des grands romans d’initiation n’est pas révolue. On pense bien sûr au Frédéric de L’éducation sentimentale, mais, plus juste encore, à Julien Sorel dans Le Rouge et le noir (le lien avec le roman de Stendhal existe bel et bien). Finalement, comme le rappelle Thomas Bernard, peut-être que tout n’est qu’une question de patronyme : “Ce sont les noms qui forment et modèlent les êtres.” Dans son étymologie, le prénom Frédéric regroupe deux termes contraires : la paix et la puissance. Est-ce dans cette résolution des contraires que réside le secret d’une vie réussie ?
3 mai 2025