André Rougier | recueils en chantier (extrait 2)

« Il est possible que tu ne sois jamais venu ici avec moi. Retourner sur les pas, mettre le pied dans la trace à reculons, mais on ne les retrouve pas toutes, effacées par les choses les mots – route maritime sans empreintes. »
(
Danielle Collobert)

Tout comme ceux de Danielle, les mots de Tabucchi me sont revenus sans prévenir, sans que je comprenne comment ni pourquoi :
 « La nostalgie de ce qui fut est parfois un tourment ; mais la nostalgie de ce que nous aurions voulu que ce soit, de ce qui aurait pu être et ne l’a pas été, est davantage intolérable. »


Mais que dire, que faire lorsque dans les recoins de la perte c’est la mort elle-même qui nous dévisage, lorsque les deux récits, celui du rêve et celui de l’arrêt absolu, se superposent, se répondent, s’annulent ?
Lisez ce joyau absolu qu’est « L’île à midi » de Cortazar (dans « Tous les feux le feu ») et vous comprendrez d’emblée ce que je veux dire…


« L’amitié noire donne de la bande, sépare ses faux prêtres, s’éloigne en pleuvant, puis appelle en bout de piste l’adolescent d’hermine, passeur de la peine, aux abords d’une aurore où partir en fumée est déjà beaucoup, énorme même, tout peut-être. »

(François Girard)


C’est bien beau de savoir qu’il ne faut même plus penser à cela, comme nous le glissait à tout bout de champ et de toute sa perfide superbe l’adolescent absolu de Charleville, beau petit salaud qui nous planta au milieu du gué, en gueulant « débrouillez-vous ! », mais sans jamais nous dire vraiment comment faire…


« Je ne suis pas très éloigné à présent de la ligne d’emboîture et de l’instant final où, toute chose en mon esprit, par fusion et synthèse, étant devenue absence et promesse d’un futur qui ne m’appartient pas, je vous prierai de m’accorder mon silence et mon congé. »

(René Char : À une sérénité crispée)

M’éprouvant indocile, j’aurai un jour le courage d’élever le pilier interrompu jusqu’au faîtage qui clôt la demeure que tu donnas en partage, mais qui pour l’heure ne nous est pas commune.
N’étant pas humble, ce que je te dois également, comme la promesse qu’ils « s’habitueront » (modeste oui, c’est tout autre chose !), j’ai toujours su que j’aurai un jour la ferme audace de faire miens tes mots sans rien trahir ni accroître, de faire du leurre que d’autres s’obstinèrent à y voir vœu et sillon, grand dehors.
Ce n’est que maintenant (alors qu’approche l’heure que l’on sait tous deux délestée de tous dons et preuves) que pour de vrai « je suis tel que je t’imagine », mots tracés il y a longtemps déjà au nom d’un futur venu me rejoindre, me veiller, m’aguerrir, me montrer, de « l’index dont l’ongle est arraché », le sentier aveugle où l’on chemine sans laisser d’empreintes…


Par des voies repolies, elle me hantait, comme il en est de tout homme…
Plus maintenant : ni épreuve, ni assentiment, mais attente qu’on aiguise, purge des temps, éveil voué au témoin qui jamais ne viendra. 
Heurt, pas davantage, ou alors obstination qui mutile – mais balafre sur la joue des heures, hasard aboli, mais par le seul coup de dés.


Ce qu’à sa pointe s’offre n’est ni signe ni simulacre.
Pas signe, non, valant, celui-ci, pour tout et tous, mais biffant, par là-même, l’aléatoire foisonnement du monde, et.
 encore moins simulacre, où jamais l’on n’offre ce qui au troc se refuse, alors que toujours l’on prête pour mieux affermir ses possessions - mais le Lieu où l’on avance d’un pas léger, sans y inscrire d’empreinte, sans être vu ni jugé, sans révéler, sans réfuter, où l’on est Un et séparé, roue et flèche, réitéré et épars.


Vouloir se l’approprier, c’est vouloir jouir d’un trésor qui ne nous appartient pas, de ce que l’on ne garde et cache que pour remettre un jour à autrui le leurre qu’il recèle.


(2012)


Nota de 2014 : je suis persuadé que les surréalistes auraient compris mieux que personne ce qui suit, car il m’est apparu à l’évidence que ce texte – écrit bien avant la première visite de l’exposition Bill Viola (il en en eut plusieurs autres, la dernière en date hier après-midi) – ne prend corps et ne fait sens qu’en rapport avec ce que j’y ai vu et entendu. Le ressenti qui s’y fit jour est néanmoins à l’opposé de ce que Viola lui-même, et de nombreux critiques lui emboîtant le pas, ont mis en avant, à savoir que c’est du temps qu’il y serait question, alors que moi je n’y ai perçu que des lieux, de mort, de lenteur, de beauté ou de mémoire, ou peut-être même ce LIEU qui enchâsse le temps alors que la réciproque n’est jamais vraie, celui dont Mallarmé disait somptueusement que « rien n’aura eu lieu » sauf lui, « excepté peut-être une constellation » – qui y était d’ailleurs également présente.

18 janvier 2019
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