Antoine Bertot | Poèmes

À Rebekka Deubner

La couleur comme des graines dans la main,
dans le bol de chair tourné vers toi,
un tas de graines dans la paume vers le ciel
que tu nommes ventre. Certaines au bord
suivent la fente d’une ligne.

Un pétale fane, tu connais la finesse entre les doigts.
Sa fatigue plisse la couleur, la froisse. Tension
faible, le temps s’affaire.

*

À Robert Frank

Tronc coupé en rondins, disposés
à nouveau dans l’ordre de la coupe,
et précisément l’un sur l’autre, rejouant
la verticale du tronc.
Par jointures fragiles, semble maintenant
instable : les raccords
d’un bloc à l’autre dévient un peu la ligne.
L’écorce laisse un jeu alors que l’ombre
projetée dans l’herbe nie
les aspérités, lisse les écarts infligés, comme si
rien de ces entailles n’était.

*

À Arnaud Claass

Un tournevis exposé sur fond blanc : table
de bricolage ou cimaise. À cette lumière,
l’œil radiographe voit, à travers le manche plastique,
l’imbrication nette des pièces. Le rouge bave sur l’ombre.
La main saisirait moins que l’œil. Au contraire,
sous l’acier de la lame se dessine
une belle géométrie de lignes
droites noires et grises.
Elles se rejoignent en une épaisseur sombre.
Au point de contact,
le bout effilé déborde à peine du spectre.

*

À Anne-Lise Broyer

Sur le sol d’automne, le souffle a déposé
deux roses mauves : deux têtes coupées,
flétries par la lame.
Pétale par pétale, la couleur se perd
d’abord sur la crête et se détachera
dans la confusion des feuilles. Elles seront
balayées bientôt. Or je me souviens de cette fable
qui relie pétales et paupières. D’un songe profond,
les yeux se réveillent, avec patience
s’écarte, se déplie la fleur jusqu’aux globes vifs.
Ici les jours agissent : ils s’effriteront
entre les doigts et les insectes.

*

À Paul Graham

Le photographe attend avec sa mère. Il la photographie
comme à chaque respiration.
Elle s’endort. Elle se réveille.
Il promet qu’il ne veut pas arrêter la mort.
Ni regarder son passage. Il est convenu
qu’elle viendra cependant là, que nous serons ensemble.
La tête parfois tombe en avant, se relâche.
La lèvre s’avale. La couleur des gilets et chemise est belle :
une douceur pâle, rose souvent, pour l’enfant qui veille.

*

À Valérie Jouve

La photographie de Valérie Jouve coupe l’arbre
où commence ma vue. Ce tronc est tendre, l’écorce en lanières, ou pans
de papier peint arrachés, que l’on tire d’abord légèrement. Elle sèche, tombe.
La peau dessous est plus lisse mais déjà ridée. La mue est progressive,
infinie. Le soleil filtré par les branches poursuit le travail des nuances brunes.
L’arbre penche au-dessus de nous et débute une torsion. Racines épaisses,
serres plantées en terre. Du sol, elles forment en s’élevant des bourrelets
qui ne se résolvent à mesure, creusent et ainsi préparent, plus haut,
la séparation des branches.

Une autre image : tronc aux écorces sèches, des pièces
inégales en relief, rêches sous la main. Lumière
un peu aquatique de fin de jour, trouées qui rehaussent
la poussière verte. Elle s’accumule à la racine. Au bord
de l’image, à droite, cela courbe. Sans écorce ici. Au centre,
des rayures sans cesse brisées, blanchies de sève,
résistent un peu au soir : entailles argentées
où bâillent encore un peu les yeux.

11 octobre 2020
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