Anton Beraber | De la dernière terre émergée | Semaine 50

Extrait du Journal au lundi 7 décembre
« Je n’aime pas les récits de rêve. Il est impossible d’en tirer rien de valable. Ceux que je lis sur Instagram ressemblent trop déjà aux figures décevantes de la psychanalyse, les mêmes masques, la même répartition des ombres, les mêmes équivalences pour étudiant de première année ; un regard rapide sous la fantaisie apparente des formes suffit à trahir de banales nécessités internes – celles du roman à papa ou, au mieux, d’un film de David Lynch. La pâte crue du rêve lui-même est intolérable à l’estomac. Comment ne pas apprécier, à ce sujet, le tabou des gens de la Ville dont, fût-ce à sa propre femme, pas un ne raconterait sa nuit ? Les mots qui vous échappent dans le sommeil, plus étrangers soudain que votre poids de mort, sentent la roche profonde et la bête sans yeux. Pour rien au monde je ne dormirais en laissant allumer le magnétophone, et ce soir encore j’attendrai pour entrer dans la chambre que la fatigue assomme en moi jusqu’aux spasmes réflexes de l’esprit. Naturellement c’est Michaux qui m’amène à mettre tout cela au clair : je pense à ses dessins dont un lot se vend cette semaine dans une galerie de Zamalek. A l’ami qui me proposait d’aller voir j’ai poliment objecté ma peur des choses non-dites, chez les autres autant que chez moi – le goût des intellectuels en chambre pour la seule matière transformée, la démocratie parlementaire et Schubert plutôt que Sibelius. Quand j’écris cette page, il doit y être et moi, épouvantablement solitaire dans le bureau de la rue N., je regarde les femmes étendre leur petit linge sur le toit d’en face ; l’une d’elle porte un couvre-oreille rouge ridicule dont les mouvements dans l’air effraient les cageots de pigeons. Je ne sais pas quel rêve rivaliserait avec ça. »

Extrait du Journal au mardi 8 décembre
« Attendu jusqu’au soir qu’internet fonctionne, en vain. J’aurais dû aller au bureau. L’habitude des longues journées chez soi n’empêche pas l’oreille de s’étonner des bruits nouveaux, des échos irreconnaissables qu’on peut entendre entre huit et quinze heures dans un immeuble vide. Il y a eu, le matin déjà, une mélodie à la corde frottée, quelque chose de simple qu’on répétait et répétait et que je distingue encore, maintenant, derrière les conversations de la pièce. Il y a eu, presque en même temps, une femme qui pleure ou qui rit, allez faire la différence, puis de la bête joie sexuelle à laquelle j’ai fini par trouver un accent : une des bonnes philippines de la famille allemande, au dernier. Il y eu, à intervalle régulier, des choses qui tombent dans le puits central, à l’impact on devine des objets assez volumineux mais de densité faible, peut-être des cartons. J’aurais voulu fumer une cigarette mais je n’en ai pas pu trouver une seule dans toutes les poches de veste ; la certitude si je sortais que je ne remettrais pas les pieds ici avant la nuit tombée m’a retenu de descendre au kiosque. J’ai entendu des pieds traîner et la chasse d’eau du dessus, trois fois. J’ai entendu la voix d’Adel Imam à la télévision. Quand le silence atteignait un degré supérieur de pureté j’ai entendu avec une netteté presque intolérable les jets de vapeur du fer chaud, dans l’entresol où travaille le makwa. Ce vide-là me fait toujours comme un point douloureux sous le foie et, de là, dans la bouche un goût de piécette suçotée. Il faudrait parler des odeurs, aussi, de la tripe de cheval, le fromage du Fayoum qui dessale dans des bassines de zinc, la cendre fraîche pleuvant dans la cage d’ascenseur : laissons tomber. C’est un peu comme être malade – ma vie, dans le fond, a-t-elle donné l’impression d’autre chose ? A ceux qui téléphonent pour me reprocher mon absence au dernier Zoom j’ai raconté cette histoire d’internet et, naturellement, pas un ne m’a cru : ils m’ont vu annoter l’Éloge de l’ombre, hier soir, avant le briefing de sécurité. Penser, demain, à feindre la colère mieux que la dernière fois. »

Extrait du Journal au mercredi 9 décembre
« La Ville est exsangue. J’ai longtemps fait semblant de l’ignorer, je n’ai jamais bien su le prix des choses et, dans les pénuries les pires, au fort du premier confinement, s’il me restait des devises étrangères on m’a toujours ouvert les réserves des magasins. Cependant les signes sont là. Les livreurs n’apportent plus que les deux tiers de la commande, le reste en réapprovisionnement, disent-ils, excusez. La montagne de viande néo-zélandaise congelée qui faisait la gloire du marché de Bab El Louq a fondu comme neige au soleil, les boites qui restent brunissent dans l’indifférence générale et commencent de sentir ; et les poulets les plus chers ont perdu la moitié de leur poids. Les cireurs dans la rue vous entreprennent désormais avec l’agressivité du désespoir. Les taxis éteignent le compteur, le ratio au kilomètre ne leur paie plus l’essence, ils montrent désormais systématiquement la photographie de leur progéniture. Les gens disent : l’odeur de la merde a changé, faute à l’huile qu’on en a plus qu’une marque. Ceux qui persistent à ne pas voir en la Ville un grand organisme blessé, ceux-là sont des enfants ou des propagandistes : trop immense, trop peu de terre autour, traversée de décharges trahissant d’affreuses plaies intérieures, et couronnée d’oiseaux inconnus. La publicité accompagne cette agonie ; d’abord elle a multiplié les campagnes, les enseignes électriques géantes aux portes principales, des couleurs à vous brûler les yeux quand vous conduisez tard et puis, d’une semaine à l’autre, dans un crèvement général, plus rien. Les annonceurs ont renoncé. Le vent décharne les panneaux, les néons en tombant sur le macadam pètent comme des claque-doigts. Les routes qui sortent de la Ville ne mènent nulle part, me dis-je ; puissent les gens qui les empruntent en être de cette manière avertis. »

Extrait du Journal au jeudi 10 décembre
« J’ai voulu acheter des livres à François Bon : l’étude sur ses contemporains, la nouvelle version de Calvaire des chiens et, surtout, le Carnet de 1933, ce coup de sonde dans l’amont mental des romans d’Howard Philips qui me décevra, sans doute, mais il y a des déceptions dont on ne peut faire l’économie. L’affaire s’est corsée, faut un compte Paypal, c’est quoi un compte Paypal. Les pare-chocs se froissent les uns contre les autres dans l’embouteillage de la place du Liban, je ramène ma fille de l’école, les trois tubes de Pocahontas en boucle sur l’autoradio et soudain cette histoire de compte à la con m’impose l’image de François Bon, hier soir, bombant ses vieux disques durs en vert pomme sur sa pelouse mouillée. Il y a trois ans que je l’écoute parler : vrai qu’il a joué son rôle dans ma présence sur Instagram, vrai aussi que dès Sortie d’usine il a sa langue à lui – la littérature ne commence pas ailleurs. Vrai pourtant, je réalise, que malgré ma curiosité sincère le renonçant de Saint-Cyr sur Loire se voit peu à peu ravalé par le nuage Internet comme une figure faite de fumée, une forme de Bon sans rapport avec la patrouille dans le Paris-Châlons qu’il publia chez Verdier et qui, sept ans de cela, le jeta dans mon eau dormante avec l’autorité d’une pierre. Peut-être aussi que l’extrême franchise de ses Carnets ouverts avoue trop ouvertement les contradictions de sa posture : le coût du matériel mais le refus des grands circuits, la caducité des data mais le désir de survivre à sa propre mort et, celle qui me concerne le plus, la collectivité dans l’écriture mais, jusqu’au bout, le culte des voix solitaires. Bizarrement tout m’accuse. De toute façon, m’objecte Elsa, je n’ai jamais cru en l’Internet, il y a toujours eu quelqu’un pour me prendre mes billets d’avion à ma place. Si personne autour de moi ne prétend avoir de compte Paypal, ajoute-t-elle, c’est peut-être qu’en le domaine des sous on m’accorde assez peu de crédit. »

Extrait du Journal au vendredi 11 décembre
« J’ai perdu le téléphone d’Elsa : je crois ça s’est joué dans le taxi. Le téléphone a dû tomber de ma poche, le chauffeur s’en sera discrètement aperçu ; au moment d’entrer dans Imbeba il a fait une sorte de cinéma que je n’ai pas compris sur le coup et qui, je réalise, n’était que la manifestation d’un tourment de sa conscience : ces choses-là, malgré le code d’accès, doivent se revendre. Quand j’ai réalisé c’était foutu déjà, celui qui l’a pris l’avait éteint. La semaine s’organisait d’avance autour de ce petit drame, je me souviens d’abord que lundi soir les appels ont cessé de passer – black-out hors la saison électorale qui eût dû m’alerter déjà. Il y a deux jours, par inadvertance, j’ai embarqué dans la poche de mon veston le Samsung de la nanny, je ne m’en suis aperçu qu’en traversant le fleuve. La nuit dernière, Elsa a rêvé qu’on lui arrachait son portefeuille. Je suis stupéfait par l’endormissement de mon esprit alors que les signes se multipliaient autour de moi – les taxis, en particulier, j’en prends quatre par jour depuis des années, leurs pensées je les croyais deviner très exactement dans leur façon de prendre le virage du musée national. C’est un fait de rien, pour quatre mille guinées j’en aurai un neuf avant demain dix heures et pourtant l’agacement ne descend pas : la colère, plutôt, la pire puisque sans objet net, sans rien qui puisse la calmer qu’un crime semblable, opéré sur un inconnu qui passe. Je relis, ce soir, les pages de Bergounioux sur ses multiples cambriolages – le vol, en particulier, de sa veste en mouton. Suis homme d’assiette incertaine. Elsa, qui me voit sombre, se montre consolante. Moustapha que j’embête pour rien parle d’aller porter plainte mais, dans le même texto, il précise en google traduisant que ce sera ’futile’. Je sais. Cependant il y avait dedans des photos de ma fille que je n’ai enregistrées nulle part. »

Extrait du Journal au samedi 12 décembre
« Les reprises du manuscrit que m’a suggérées M. S. me laissent fragilisé et tremblant. A ce sujet la métaphore du polissage m’insupporte. Il ne s’agit pas d’en faire briller la surface mais, au contraire, d’en révéler les accidents essentiels, les aspérités de naissance et vos propres râpures sans quoi le bloc tout entier ne vaudrait qu’à caler une porte. Travail ingrat. Tout ce qu’on touche semble relié directement au principe du roman : le moindre mot y tient par un rapport de nécessité qui lui finit directement au cœur – l’image s’impose du nerf dont je crois savoir que même les plus fins, correctement maltraités, pourraient vous faire mourir. J’ai écrit vite, cette fois, curieux de laisser venir les phrases plutôt que de les arracher de moi-même au trésor des formes possibles ; curieux de ce que ça donnerait, la pensée brute devant le mystère des choses de la mort. Le résultat est une sauvagerie. Reste à chasser du texte toutes les substitutions possibles, le rendre intolérant aux synonymes, aux paraphrases, aux commentaires sordides des bègues et des baveux : croire, en dépit de l’évidence, qu’une perfection des livres est accessible à l’homme. Polissage ? Plutôt basculer la pièce entière dans le feu où décharnent les bêtes et durcissent les pointes, le feu où, par un processus tenant de l’un et de l’autre, s’atteint l’état gracquien de la matière écrite. Sans cela l’exercice de la littérature ne mériterait aucune considération particulière : une alternative vaguement vintage aux fins de soirée sur Youporn et Age of Empires. »

Extrait du Journal au dimanche 13 décembre
« Des rêves, toujours. Le mépris que j’éprouve pour ce genre d’exploration de soi m’interdit de les examiner sereinement. La liste des lieux où je me retrouve en songe paraît pourtant significativement restreinte : la maison de Jean S. à Nouans-les-Fontaines, la chambre que j’occupais à Saint-Jacques du Haut-Pas et, plus rarement mais le parfum s’en maintient jusqu’à la mi-journée, cette autre chambre où je ne dormis jamais qu’en dormant et que la suggestion du nom me fait situer à Saint-Pierre-des-Corps. On trouvera toujours à dire. Il arrive que les lieux se télescopent, la mécanique de ses décors apparentant le rêve à un soufflet d’accordéon ; la lumière des hivers à Nouans tombe soudain sur le petit bureau de la mansarde encombré de Tacite ; et la clef secrète du demi-étage qui n’est qu’à moi, demi-étage vaguement mobile comme glissant sur une rampe, voilà qu’elle rouvre sur... Cela ne regarde personne. La force qui lie depuis quinze ans ans ces différents espaces entre une heure et quatre du matin a quelque chose à voir avec la syntaxe du vers de sept : assez long pour autoriser des images un certain déploiement, trop peu pour ne pas les contraindre aussitôt les unes dans les autres par une série de crases virtuoses et forcées, l’impair de surcroît contribuant à la certitude d’une chute proche. Il faudrait s’intéresser, aussi, aux lieux où je ne me vois jamais – étonnantes résistances de l’inconscient aux accidents de la vie la vraie : l’appartement d’Epernay, la chambre à Prospect Park et, plus simplement, Bailly. Je soupçonne ces mondes-là d’être trop clos pour souffrir les hasardeuses manipulations du troisième sommeil : soufflés dans des boules de verre qu’on peut tout au plus retourner. C’est un point sur lequel solliciter la psychanalyse ; mais ses tristes curés m’ont toujours fait l’effet de naufragés infiniment savants, infiniment diserts, qu’un trop long séjour sur le rivage désert contraint de réciter leur pensum à l’endroit, à l’envers, et puis un mot sur deux. »

18 décembre 2020
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