Anton Beraber | Trésor des traversées possibles | Semaine 13
Extrait du Journal au lundi 29 mars :
« Journal de quoi ? La fatigue affreuse du soir ne mérite pas les honneurs de l’écrit. Il s’en trouve toujours un pour me rappeler ma chance, la place que j’occupe, les sourires adorables, une fois rentré chez moi, que le tragédie d’être n’a pas encore touchés ; mais je supporte mal désormais les intrusions moralisantes fût-ce les mieux intentionnées. Je leur oppose que s’il m’a été possible de toucher le vrai aujourd’hui, ce fut dans les intervalles entre deux tâches : quand la tête à fleur d’eau on voit grossir au loin la vague suivante et qu’il nous semble, soudain, qu’on est le centre de l’océan. Je retiens, pour le lundi 29 mars, le café dans le bureau du Directeur sans trop parler, on écoute cliqueter les drapeaux, finalement on parle, mais très bas parce qu’il y a du monde à côté, de la trace qu’on laissera. Je retiens, aussi, d’avoir attendu devant la porte principale, Moustapha pris dans un embouteillage a cinq minutes de retard et je regarde au loin brûler les torchères en me demandant si, dans la Ville d’après, ils ont du gaz comme ça. Je retiens cette fille, dans la queue du petit magasin de reprographie, avec son sac Van Gogh et son copain qui me dévisage et lui demande, très bas et très vite, si elle ne veut pas me dire quelques mots en français pour voir. Je retiens, et aussitôt le Journal coupe, l’abattement d’Elsa à 20h28 : elle s’est endormie l’enfant au sein, le sein est très blanc comme celui du retable de Melun et dans l’éternité d’une seconde je me souviens qu’il y a des gens qui peignent, moi pas. »
Extrait du Journal au mardi 30 mars :
« Travaillé solitaire dans le bureau du deuxième. Quand je me lève enfin c’est pour m’apercevoir que le bâtiment est vide, les couloirs déjà sombres et la wifi coupée. Moustapha s’occupe d’Elsa et des enfants ; je dois prendre un taxi sur la route, direction Alexandrie qu’il demande mais non, il faut tourner dès qu’on peut, je le lui dis et il allume une cigarette sur ce coup manqué (une course jusqu’à Alexandrie, je ne me représente pas combien ça fait mais assez pour qu’il me faille lui répéter trois fois que non, je rentre en Ville, merci et Dieu le garde). Après, peu de souvenir. La rengaine de Marie Laforêt que chante ma fille se superpose, par une troublante coïncidence d’accords, au tube sur la radio. Je pue des pieds, la faute aux chaussures neuves. Spectacle, aussi, des pyramides au loin, longtemps qu’elles n’avaient pas été aussi nettes ; la semaine dernière la pluie teignait la plus grande de boue rouge et les corbeaux fuyaient le côté qui la prend de plein fouet (je n’écrirai rien sur les pyramides mais j’ai beaucoup observé leurs changements de couleur et l’érosion du mercure dans l’air qui desquame artistiquement les blocs du haut). Quand je me réveille nous sommes au pied de mon immeuble, il attend en laissant tourner le compteur : j’ai dormi, je calcule, pour environ quarante guinées. Pendant que je compte dans mon portefeuille il me fait la conversation : d’où je viens, ce que je fais à Bab El Louq et, surtout, puisque c’en est le quartier réservé, si je puis lui recommander un neurologue solide. Au moment d’aller à la selle, explique-t-il, sa femme a des éblouissements."
Extrait du Journal au mercredi 31 mars :
« L’urgence à relire le texte de Maud me paralyse devant mon bureau ; et le café que j’ai laissé bouillir a déjà refroidi qu’il me faut le remettre sur le feu, le rater à nouveau, le boire dans une heure peut-être malgré les spasmes indignés de l’estomac. C’est un beau texte sans queue ni tête, dit-on, c’est-à-dire que le mystère de sa cohérence m’appartient ; la prudence commande de me préparer au jour où le comité de lecture ne m’accordera plus aucun crédit. Quand cette pensée me vient David appelle : il annule pour aujourd’hui, nous déjeunerons vendredi à 13h dans le patio de l’IFE ; mais si j’ai une photo en bonne résolution à envoyer de suite c’est bien. Dans l’après-midi nous allons emprunter des livres à la bibliothèque de Mounira ; pendant qu’Elsa lit des histoires aux enfants je feuillette machinalement Annie Ernaux, la sauce décidément ne prend pas, une sorte de fatigue dans la langue qui m’oblige toujours de m’asseoir à la fin des phrases, une écriture de prof en somme et cette fascination pour soi que je ne supporte que dans mon propre Journal. Nous rentrons en taxi sur Qasr El Eini, je montre à ma fille les ferronneries art-déco qui, elles, me satisfont grandement (un visage recomposé en découpes de bronze et chevrons devant la librairie, un cheval sur le vieux ministère, pas loin du Makan une porte représentant des hirondelles sur une ligne électrique). Je suis un peu nerveux, il faudrait que ce texte, vraiment, je le relise mais dans une heure lucide, demain matin peut-être. Au dîner je fais mention devant Elsa de mes réserves concernant la dame d’Yvetot mais aussitôt elle me coupe : un type comme moi à qui on donna tout et tout le temps ne saurait comprendre la valeur de ces mots sauvés du désastre ; et Bergounioux lui-même, qu’est-il sinon un... Mais les gamins pleurent on-ne-sait après quoi et nous décidons, tacitement, de reporter notre habituelle engueulade à demain."
Extrait du Journal au jeudi 1er avril :
« En sortant vers 17 heures la lumière m’arrête sur l’esplanade : lumière spécialement nette, détachant ce qu’il faut d’ombre sur le visage de Moustapha, très belle lumière sur les herbes des champs que l’autoroute traverse, un vert électrique comme s’il allait pleuvoir mais la circulation les saupoudre de poussière dorée. Les femmes déroulent leur fichu dans le vent. Sur un toit deux familles ont rassemblé des chaises. Je suis spécialement bien et songe à l’importance de ces trajets retours : nécessairement interminables, toute la ruse des chauffeurs échouant à devancer l’embouteillage monstrueux des fermetures mais, du coup, on parle, on aspire, on se cherche soi-même dans le paysage du cataclysme. Pourrais-je jamais connaître un pays où je n’ai pas attendu deux heures durant chaque soir dans l’étranglement de la rue Fayçal ? L’espèce d’autorité que je me crois parfois sur la Ville tient, en grande partie, au temps qu’elle m’a donné pour en décanter l’impression confuse, le terrifiant premier abord ; et ceux qui m’y ont rendu visite, je n’ai jamais manqué de les jeter dans les encombrements les pires, pare-choc contre pare-choc, dans ce maillage serré de regards et de voix où, soudain et qu’ils aient vu le film ou non, certains comprennent Soleil Vert. La langue que j’y apprends me rend ridicule en société, c’est celle des ponts bouchés, des tunnels coupés, des checkpoints inutiles et désorganisés prétendant à l’heure de pointe vérifier les vignettes de tout un peuple ; les jurons, les serments, la peur que leur inspire ce mois par an perdu sur le point mort, la clim éteinte pour ne pas tirer sur la batterie. Moustapha devant la maison rappelle qu’il me doit de l’argent. En attendant l’ascenseur, je regarde les poissons que ma fille a suspendus ce matin devant la loge d’Hamid, des poissons de papier découpé qu’il a laissé voler jusqu’à maintenant dans le souffle tiède. »
Extrait du Journal au vendredi 2 avril :
« Bout de rue silencieuse dans le centre : cinquante mètres de part et d’autre de La-Sainte-Vierge-Marie. C’est là que je me fais déposer en rentrant de l’Institut culturel, toujours parce que le taxi, sinon, doit contourner l’université grecque, la faute au sens unique ; descendre à l’angle, au kiosque à cigarettes, économise un billet de cinq. La rue d’ordinaire est déserte, il faut franchir les barrières et les gardes qu’appointe la communauté des croyants pour ouvrir les sacs soulèvent mollement leur visière. Ce sont là ces soldats que la sorcière du conte a frappés d’un sommeil de mille ans, ils vous regardent passer en roulant mollement des yeux, le canon de l’AK fiché dans leurs rangers trop grandes et, faudra que je me le fasse expliquer, une dizaine d’étoiles sur chaque manche – le curé les leur coud lui-même, avance M. Magdy, affaire de se faire obéir et peut-être aussi de scintillation. Vertige de ces lieux vides dans le cœur de la Ville, cent mètres où redécouvrir que vos pas ont un bruit ; et l’impression c’est-à-dire ici la certitude qu’on dispute en ce moment, à voix basse dans l’encoignure des garages, de votre droit d’aller. A l’approche de Pâques les engueulades des peintres montent de l’intérieur de l’église ; la chaussée est jonchée de sacs de plâtre dans lequel des petites filles plongent voluptueusement les mains. Cette fois les supplétifs nous font remonter nos manches : les fidèles d’ici se font tatouer, enfants, les poignets de grandes croix bleuâtres. On me refoule. Ce Journal, ce n’est pas plus que ça. Je pourrais rejoindre Noubar et remonter la rue : est-ce tellement plus long ? Si je coupe par là c’est pure provocation, reproche Elsa. Mais le tout-venant des petites pensées balaie l’image du plâtre piétiné et des maïs au feu et rien ne reste de ce jour que la frustration, une fois de plus, de m’être déplacé au bureau de l’emprunt sans ma carte de bibliothèque. »
Extrait du Journal au samedi 3 avril :
« Le gouvernement sort ses momies du musée où elles prenaient la poussière depuis Howard Carter : les carrefours coupés, les blindés partout, dans la foule les indics de la police se reconnaissent au modèle de chaussure chinoise dont l’économat les dote largement car il n’y a que deux pointures et, jusqu’à ce que l’usage les déforme, ni pied droit ni pied gauche. Par malheur nous habitons tout à côté du lieu de la cérémonie, quand Mme Jacqueline nous le fait remarquer nous quittons la Colonie suisse en catastrophe pour devancer la fermeture des ponts. Cette histoire de momies m’indiffère, je songe en regardant les chars énormes qu’on cocarde sur Tahrir, et toute la pharaonerie d’une manière générale ; j’ai visité le musée, pénétré deux ou trois temples sans y retrouver l’énigme qui séduisit jadis mon imagination d’enfant. Le monstrueux panthéon de l’Ancien Peuple rejoint dans son extravagance le vieux fond de peur qui fit à nos ancêtres discerner des voix dans le cri des bêtes, des cuisses de femme-panthère dans l’ondulation des roseaux ; mais son excessive codification plastique, comme il en va généralement, en a tué l’esprit. Le mystère de ce que continrent les pyramides parvient parfois encore, dans les phases de fatigue nerveuse, à susciter ma rêverie : Nerval raconte, dans ses lettres, qu’il était encore possible en 1830 de s’en faire réciter la liste, et parfois lui proposait-on à la vente des perles de verre roulées au doigt, des lames en os ou des tessons censément ramassés dans le couloir central par Nasredine lui-même. Mais cette savance-là est morte aussi et dans les rues où ma curiosité d’un trésor vrai interroge, ce sont de petits biplans d’étain qu’on essaie de me fourguer, des timbres osmanlis et les soucoupes de dinettes dans lesquelles, juré ! les enfants du roi Fouad servaient le thé à leurs sentinelles anglaises. Et je les paie trois fois leur prix pour le seul plaisir de propager cette Egypte-là dans les collections de choses, plus tard, de mes propres gamins. »
Extrait du Journal au dimanche 4 avril :
« Angoisse, à nouveau, de la montée pandémique. Ils ferment les écoles internationales. Le port du masque s’est généralisé. Je découvre, placardées à la cafétéria, les mesures fantasques par lesquelles le gouvernement prétend limiter les dégâts du Jeûne : on annule l’ablution rituelle d’une heure du matin, on ne servira pas les pauvres dans la rue, surtout ne jamais toucher de la viande crue et, aussi, il faut bien garder sa chemise rentrée dans le pantalon pour prier – sinon la peau s’expose, pas autrement qu’on attrape les saloperies. La peur qui restera de cet étrange temps n’est pas tant d’être frappé à mon tour que celle, plus irrémédiable, de voir gâcher inutilement mes derniers mois dans la Ville ; il semble qu’on m’en retire de l’air la vertu respirable alors même qu’à Paris au pire de l’état de siège j’aurais à peine remarqué la différence (je suis allé deux fois à un concert en 33 ans, trois au théâtre et encore, toujours contraint. Naturellement je déteste les musées. Quant aux bistrots fermés, de vrai, était-ce la plus belle part de moi ?). La Ville seule était restée ville, trésor de traversées possibles, de visions germant les unes dans les autres, le tout bien capable de distraire les Parisiens de leur agonie solitaire s’il leur était donné de perdre, une seconde seulement, leurs identifiants Facebook. Je n’aime pas écrire ça. Paris, capitale des digicodes, des Qui suis-je ? dans la buée du miroir, des femmes de dos : Paris où, de toute façon, on ne se touchait plus. La Ville, au contraire, a atteint le seuil critique passé lequel on ne la refroidira qu’en la noyant. Je gardais pour les derniers jours ici des réserves de force qui ne serviront pas. »