Anton Beraber | Trésor des traversées possibles | Semaine 16

Extrait du Journal au lundi 19 avril :
« Emmené tout le monde à la mer : pour mon fils c’est la première fois. Ce n’est pas tant la mer elle-même qui suscite mon intérêt que le no-man’s-land qui nous en sépare : une étendue de poussière grisâtre que je ne saurais nommer davantage, pas le désert encore, cent cinquante kilometres de blocs renversés, d’incertains déblais où le gouvernement de la Ville disperse ses blindés devant la menace bédouine. Nouvelle énigme pour le langage. Des collines qui ferment l’horizon on ne saura rien, non plus : l’Etat, et ses agents ne cessent de nous en avertir, ne contrôle de part et d’autre de la route qu’une étroite bande ; et le vertige prend facilement, le frémissement inavouable, que de si grandes parts de monde échappent encore à la modernité tonitruante. Il y a, je me dis, là-bas des Monfreid aux bras chargés de vieux Chassepot, des Lawrence et des pères de Foucauld, et d’affreuses morts possibles toutes les dents brisées mais Moustapha se moque de moi, bien sûr, quels Lawrence ? A l’arrivée on ne voit pas la côte : la poudre en suspension de l’usine de céramique, des Aciers Egyptiens et, à peine plus loin des plateformes italiennes pour le gaz de mer l’a comme ravalée. J’aurais voulu que le spectacle du golf, que la noria de porte-conteners et la certitude tout-à-coup qu’on n’est rien tire Elsa de son angoisse et impressionne les enfants : ça rate. La verdure forcée que l’hôtel entretient à grands frais paraît à l’arrivée d’une violence surnaturelle. Je touche sans y croire les fleurs d’hibiscus, les lianes-oiseaux, les roses turques que ma fille voudrait décapiter déjà. Le jardinier, se méprenant sur les raisons de mon silence, parle de la guerre avec les Russes, qui vient : voudrais-je qu’il me les signale s’il en voit ? »

Extrait du Journal au mardi 20 avril :
« L’hôtel à peu près vide : l’attaché militaire serbe avec sa femme et ses enfants, un jeune couple peu pressé de quitter la chambre et, surtout, les ouvriers italiens de la plateforme. Le silence de cathédrale dans le réfectoire, la relative solitude du resort au milieu des champs de débris donnent au moindre petit fait une résonance très solennelle. Un serveur a renversé un saladier de fèves cuites au souper. La petite coach ukrainienne attend, désoeuvrée, devant les tapis de yoga que son contrat impose pourtant de sortir sur l’herbe. Les fumigations anti-moustique font pleurer les petits Serbes. L’homme du 312 mange une pomme au bord de la piscine en rentrant d’on-ne-sait-où vers deux heures du matin, d’où je suis je vois défiler sur son téléphone les photos de ses enfants. On se salue sans se parler, on s’apprécie d’autant plus que chacun, par mille signes, manifeste sa connaissance des lignes à ne pas franchir : c’est ici l’Occident des shorts saumon et des Swedish massages, de la cuisine fusion et des Mémoires de Michelle Obama en édition de plage, et personne n’y souhaite rien apprendre de nouveau sur lui-même. Nous comptons les cargos patientant à l’entrée du canal, nous nous baignons entre les méduses mortes hachées par les pales géantes. Au soir je commande deux bouteilles d’eau. Le garçon pose une question que je ne comprends pas (les voudrais-je سخنة "bouillantes" ?) ; et je reste stupéfait, soudain, par cette langue invaincue, cette langue chargée à elle-seule de racheter le délabrement général, cette langue dont la superbe ne tolérerait pas qu’un type comme moi prétendît la faire sienne. »

Extrait du Journal au mercredi 21 avril :
« Passé la soirée d’hier au bar de l’hôtel, pas foule non plus mais, toujours, la variété italienne pleins tubes à laquelle l’oreille finit par s’accoutumer et peut-être prend plaisir. J’ai chargé l’ordinateur pour avancer la dactylographie des Quarante millions mais, une fois n’est pas coutume, l’écriture du Journal me prend plus d’une demi-heure – rien arrivé pourtant, la poussière des petits faits, les rayures des lunettes, les toasts mous. Il est étonnant de voir à quel point l’odeur du tabac froid sur le bois ciré, la retransmission de la Juv et deux accords pris au hasard dans les bleuettes de Vasco Rossi suffisent à faire surgir le petit bar près de Prospect Park où me furent accordées jadis quelques soirées semblables du temps d’Andrew ; bar où sans doute ce n’était ni la Juv ni Vasco Rossi mais la mémoire crée de ces associations qu’un vague arôme synthétisé dans l’encaustique authentifie et verrouille. L’image suivante, c’est tout-à-l’heure : à la fin de l’après-midi j’emmène ma fille au bout de la jetée. La photo je ne la ferai pas, l’instant résiste à la tyrannie des images. N’en reste que la somme des impressions contradictoires signalant que, dans ma vie ou la sienne, l’instant compte : le désastre des falaises plus beau que ma faible parole, nous sommes mortels mais ne mourrons jamais, le vent souffle de tous les côtés à la fois, la mer soulevée effraie mais l’envie, l’appel peut-être, de marcher sur le bord glissant et, bien sûr, tous monstrueux, les porte-conteneurs. Au loin les gaziers italiens augmentent périodiquement la force des torchères, la flamme de cent mètres fixe le regard comme un point de soudure - et de fait, j’essaie de le dire à S., c’est un moment important, nous disons adieu à ce pays par les points secrets où son mystère affleure, où les plans se touchent. La lumière lui dore le visage. Elle ne dit rien et c’est avouer qu’à deux ans rien ne lui a échappé. »

Extrait du Journal au jeudi 22 avril :
« Discuté, à M., avec Mansoura El Ezdin avant la rencontre du 26. Force est de constater que l’anglais ni l’arabe ne permettent à mes idées de prendre assez d’élan ; de sorte que, comme souvent, je rate un peu ma prise de contact avec cette femme dont le roman, pourtant, m’a causé un trouble durable, et à qui sa solitude de passante dans un Paris ravagé par la grippe confère, par la force des choses, une certaine autorité sur mes livres à moi. Dans l’après-midi, Léon Dubois me parle de Cocteau et je suis touché par la fragilité assumée de sa posture de photographe, sa façon d’habiter l’écart entre l’image possible et le texte imprimé. Comme tous les hommes sincères il cherche ses mots, parle de fenêtres ouvertes soudain par la tempête, d’hôtels déserts - visions dont je comprends la force séminale et qui le clouent, depuis cinq ans, dans la vieille ville d’Alexandrie. Le journal du voyage que Cocteau fit dans cette partie du monde, je le crains, n’échappera guère à la plume bourgeoise de ce polygraphe trop bien né ; et les extraits choisis pour l’exposition ne m’attirent que par l’espèce de défi qu’ils jettent au voyageur : Dubois, patiemment, a cherché sous le dur des trop belles phrases les vides que Cocteau apprit très vite à combler, la pensée dans ses états instables, le désarroi de l’amateur de beaux mythes confronté –quel réveil ! – à la réalité du champ de débris. La Grèce c’est ça, l’Egypte c’est ça. Dubois cherche le grand fantôme dans les théâtres qui le déçurent, les places où il s’arrêta sans doute pour vomir, y jouent désormais les chiens et les enfants. On a l’intuition de l’espèce d’effroi qui frappa l’illustre visiteur en comprenant le mot dans lequel la Ville concentre toute sa sagesse : le معليش, ’ça ne compte pas’, qui annulait ses ambitions de vieux mondain. Il aurait, dit-on, peint une fresque au centre culturel français de l’époque ; mais la Ville l’a ravalée et pas un, à peine soixante-dix ans plus tard, pour se souvenir dans quelle rue c’était. »

Extrait du Journal au vendredi 23 avril :
« Interruption rituelle des affaires : comme une coupure de la gravité, l’appareil hésite au sommet de sa courbe et le plaisir de la suspension à rien se distingue mal de la bête nausée. Rien pu mettre au net ce matin, sans excuse sinon le curieux rêve que j’ai fait – un camion de pompier dont l’intérieur brûle avec des dizaines de femmes prisonnières et rien n’en restera que des chaussures écaillées par la chaleur. Atroces images imposant sur le film du 23 avril celui de leur décomposition accélérée, et j’ai beau fixer le soleil dehors, la menthe sur le balcon, j’ai beau reprendre à la guitare les accords magiques qui, depuis dix ans, servent à me ramener à la surface des choses, les heures passent avec la consistance incertaine d’heures songées, et je ne saurais dire si ma fille pleure ou si c’est pleurant que je l’imagine. A onze heures Elsa a un entretien d’embauche en visio : elle s’enferme dans mon bureau deux heures durant, je prends bien garde à ne lui poser aucune question mais, déjà, une espèce de nonchalance l’empêche d’abouter les phrases entre elles comme faudrait et on comprend que le poste, que leur enthousiasme en face la laissent dubitative. Réciproquement, elle s’intéresse peu à mon histoire sur Cocteau. Il y a dans le couple une fatalité à confronter les deux solitudes qui déçoit parfois, souvent repose. Et tout se passe comme si ce décalage initial entre nous devait se reporter jusqu’au soir, sur la pelouse de la Colonie suisse envahie de mouches mordeuses, dans le taxi où nous rentrons trop tard, et ce dîner raté par la force des circonstances, sans coupable, sans tirer aucune conclusion qui, au moins, nous élèverait l’âme. »

Extrait du Journal au samedi 24 avril :
« Passé hier soir chez Boutros. Il parle peu de son départ ; et même si cette question nous obnubile pas un qui n’oserait lui demander pourquoi. Nous discutons comme si de rien n’était de politique vaccinale, de cette histoire de fresque en 1949, d’Aziz qui s’est marié mais chacun, en son for intérieur, essaie de mesurer quel abîme l’avion du 1er mai va ouvrir dans le pays soudain deshabité de son gardien. La question aussi de nos petites dettes à honorer, rendre le radiateur d’il y a deux ans, le livre de Jeanne Arcache, et cette reconnaissance diffuse qu’il ne sera pas possible de solder : la place qu’il nous laissa prendre dans son sillage, plus ou moins loin du mouvement qui fend l’épaisseur des choses mais toujours généreusement maintenus en surface pour un millième de son effort à lui. On voudrait mettre des mots sur l’expérience qui s’achève pour ainsi dire demain : la mer, l’incendie, l’idée de miroir de soi et en même temps, oui, d’une épaisseur, cette façon-là ; mais Boutros, lui, n’a plus besoin d’image, pour la Ville il dit la Ville et quand il ne pense rien on ne l’entend pas meubler. Le 1er mai : un samedi, conclut quelqu’un. Sans doute aussi qu’en ce pays de cycles et de révolutions nous avons perdu l’habitude des gestes définitifs. Le dessert, crème, miel et peanut butter nous sature le cerveau de sucre et, pendant quelques longues secondes, nous trions le faux et le vrai parmi les visions qui viennent d’éclater –ce sont, pour moi, des mouches noires en train de copuler sur le néon tiède par paquets de trois ou quatre et que je voudrais presser comme des claque-doigts. Boutros regarde ses mains, la cendre chaude lui fait des marques. Son amie, pharmacienne, raconte les efforts de l’armée pour faire monter le prix du lait premier âge et la certitude me vient qu’on ne peut guère quitter l’Egypte qu’en se réveillant. »

Extrait du Journal au dimanche 25 avril :
« Il y a deux jours Moustapha m’apprenait que le haut de la rue Noubar, mon immeuble en particulier ont été le théâtre de scènes atroces pendant la révolution. Il a vu des gens mourir ici, là, là encore – il pointe du doigt des endroits du trottoir où ma fille a fait ses premiers pas – ici, là et là les femmes jetaient des tronçons de pneu dans des braseros pour que la fumée les protège des snipers. Les médecins nombreux dans notre immeuble se sont organisés en hôpital de campagne, on traînait les blessés dans le hall, on jetait les balles retirées dans les bassines de fer blanc qui doivent encore servir quelque part va savoir à quoi ; et le bawab c’était déjà Hamid, il se souvient du cling des balles et confirmera : ce mois de janvier 2011 il a rougi ses serpillères et, la nuit venue, porté les listes des deuils à faire aux conseils de quartier. Quoique je ne les entende pas pour la première fois, les paroles de Moustapha gagnent ce soir une intensité particulière, comme si nos jours ensemble désormais comptés voyaient se réduire les chances de dire l’important. Lui-même... mais non, taire cela, tout juste mesurer sa rage à ravaler les choses et les plis graves que la colère interdite lui imprime sur le front. Passé restituer à Boutros le radiateur et les livres, je regarde S. courir après les chats et songe, mais sans grandes conclusions, au silence qui tient ici lieu de loi mémorielle. Relu, avant de les lui rendre – sans rapport mais est-ce sûr ?– les petites proses de Jeanne Arcache : femme de Lettres, animatrice dès 1940 du foyer gaulliste à l’Institut d’Archéologie et, cinquante ans plus tard, pas même réédités, ces morceaux de textes étranges que je rends à l’oubli avec une honnêteté dont les historiens du beau me tiendront rigueur. »

3 mai 2021
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