Atelier à distance 7
J’ai donné la consigne du 7e atelier à distance le 4 mai 2020. Ce fut la dernière avant le déconfinement, et donc la dernière de l’atelier sous cette forme. Sur l’ensemble, une cinquantaine de participants. Certains n’ont écrit qu’un seul texte, les plus nombreux ont répondu à toutes les consignes. Ce fut un travail passionnant de répondre à chacun.e, de mettre en avant ce qui peut permettre de progresser, de dialoguer - presque tous ont systématiquement retravaillé leurs propositions -, de faire en sorte que se révèlent davantage les singularités. Je tiens à les remercier. La qualité des écrits est remarquable.
Pour cette 7e consigne, je me suis inspiré de La Cité Montgol de André Hardellet, auteur un peu oublié mais passionnant (lire Le seuil du jardin, c’est magique !). Mené par un ami, le narrateur parcourt le dédale d’une banlieue peu reluisante et pénètre dans une ville aux allures de "jardin zoologique à l’abandon". Il est fasciné par le lieu qu’il décrit en détail mais est incapable d’y retourner : il se perd et l’ami a disparu... Il s’agissait donc d’imaginer que lors d’un voyage, au détour d’une promenade, voire à la sortie de son immeuble, on découvre une ville utopique... Voici un aperçu parmi les vingt textes reçus...
Dans les années 90 et aujourd’hui encore, certains affirment : c’est la fin des utopies. Erreur. Nous avons, nous humains, un évident besoin de récit collectif. Toujours à ma manière, je joins ci-dessous un dessin de ma série Avant C. / Pendant C., avec C. pour confinement, daté du 10.05.2020...
Bruno Allain.
Denis Laloux
À la fin c’était impossible de circuler.
Ils avaient placé des caches sur les panneaux indicateurs, vers où aller maintenant ? Où étaient Orléans, Pithiviers et Paris ? On avait bravé l’interdiction mais comme des milliers d’autres on était dans la nasse à attendre au barrage de gendarmerie. Et puis comme pour une écluse ils avaient commencé à laisser passer des groupes de voitures à intervalle de 2 heures. Nous on a réussi à passer 12 heures après notre arrivée.
Mais c’était tout à l’envers maintenant.
Ils avaient démonté toutes les statues de la capitale pour y installer leurs radars de détection de température corporelle (RDTC) si bien que c’était maintenant la foire place de l’Etoile. Ils avaient accumulé et laissé tout ça en plan comme dans un immense déménagement. La statue de Diderot était renversée au pied du Lion de Beaufort, il y avait une armée de statues équestres qu’on aurait dit prête à dévaler l’avenue à la hussarde.
Comme après une tornade les fenêtres des immeubles étaient béantes, certaines à terre plus personne à l’intérieur le grand désert. Un vieillard assis sur une chaise sur le trottoir se faisait raser la barbe, les pigeons picorant à ses pieds. De l’eau ruisselait des façades et dans la nuit éclairée du grand disque rond de la lune, on entendait tandis que nous marchions les coassements obsédant des batraciens.
Ce n’était que nuit solitude et gyrophares
Partout cette injonction qui clignotait :
ATTENTION DANGER RESPECTEZ LA CONSIGNE. On s’est mis à chanter au clair de la lune pour nous donner du courage.
Solène Lalfert
La ville
Une ville. Édouard n’en revenait pas. Il était passé souvent sur le pont reliant le dix-huitième arrondissement de Paris à la ville de Saint-Denis. Jamais il n’avait remarqué cette mosaïque de toitures. Zinc, bois, métal, briques, parpaings, de toutes les couleurs et de toutes les tailles, les habitations s’enchevêtraient tout au long du terrain qui descendait jusqu’au ruisseau et au petit bosquet, rescapés de l’urbanisation féroce des trois dernières décennies. Çà et là, des groupes discutaient ou s’affairaient. Absorbés dans leurs tâches, ils ne remarquaient pas l’homme qui les observait, penché au-dessus de la rambarde. Soudain, une bande d’enfants déboula derrière lui. « Monsieur ! » cria une voix. Il reconnut Khatia, son élève récemment arrivée. Elle ne ressemblait pas à la petite fille réservée qui n’osait pas lever la main pour dire qu’elle ne comprenait pas et qu’il avait dû mettre au premier rang. Elle était hilare. Les autres enfants avaient eux aussi l’air plutôt réjoui. La mine effarée d’Édouard devait en effet être comique. La petite s’adressa à un grand garçon dans une langue qu’Édouard ne comprenait pas. Certainement une langue latine ; il lui sembla reconnaître quelques mots. Le garçon se présenta. Il était le cousin de Khatia, il s’appelait Rodolf. Khatia continuait à parler sans s’arrêter, elle insistait. Rodolf finit par céder : « Ma cousine veut vous présenter à son père. »
Se reprochant son imprudence, calculant la somme qui restait dans son portefeuille, regrettant d’y avoir laissé l’intégralité de ce qu’il avait retiré au distributeur, et manquant tomber à chaque pas, Édouard descendit le sentier avec les petits. Ils passèrent à l’arrière de cinq ou six maisons avant de rejoindre le père et l’oncle de Khatia qui étaient en train d’allumer un grand feu dans un bidon. Les enfants leur expliquèrent qui était le visiteur, les deux hommes lui serrèrent la main et envoyèrent un petit chercher une tasse de café. L’oncle parlait français. Il était en France depuis plus de 10 ans. Il en avait été expulsé plusieurs fois. Il était toujours revenu. Son fils allait au collège. Il espérait qu’il pourrait terminer sa scolarité en France, et avoir un travail, une vie moins difficile que celle de ses parents. Comme Édouard s’enquérait de la profession des deux hommes, le père fit un geste de la main : « Tu vois, tout ça, on l’a trouvé ! Quelquefois on garde, quelquefois on vend. » Édouard regarda autour de lui. Les maisons avaient des portes-fenêtres, des rideaux, des auvents sous lesquels des fauteuils tendaient parfois leurs bras dodus. Des voisines s’apostrophaient, on entendait des bruits de bricolages, des enfants jouaient. Le groupe s’était d’ailleurs agrandi d’une dizaine d’entre eux. Comme Khatia leur présentait son professeur, Édouard leur demanda pourquoi il ne les avait jamais vus à l’école. Une jeune fille lui apprit qu’ils n’étaient sur le terrain que depuis peu de temps ; leur maison précédente avait été détruite par la police un mois plus tôt. Ils étaient en attente d’une réponse de la Mairie, mais on leur avait dit que l’année scolaire était déjà bien avancée et qu’il ne resterait peut-être plus de place. « Mais nous on veut y aller, on veut y aller » dit une petite accrochée à sa jupe. « C’est vrai, renchérit un garçon rondouillard, vêtu d’un bas de survêtement et d’un tee-shirt du PSG. À chaque fois qu’on va à l’école on peut pas y rester parce qu’on doit partir. Nous, il y a eu le feu sur notre terrain et on a été obligés de changer de ville. » Il restait de la place dans l’école où travaillait Édouard, il en parlerait à la directrice dès la rentrée. Il était certain qu’elle accepterait de faire avancer les choses. Khatia souriait. Elle avait déjà fait des progrès en compréhension orale, décidément. Escortant l’instituteur jusqu’à une issue moins escarpée que celle par laquelle il était entré, le père de Khatia lui montra le tas de métal récupéré dans les poubelles de la ville. Juste à côté, des hommes construisaient un chariot ; les étincelles de la scie circulaire fusaient dans l’air. « En récupérant tout ça, ces gens contribuent à sauver la planète » pensa Édouard, qui avait pour coutume de voir plutôt le verre à moitié plein que le verre à moitié vide.
Il attendit la rentrée avec impatience pour tenir sa promesse. Jointe par mail, la directrice de l’école lui avait donné le contact à la Mairie d’une « chargée de mission pour la scolarisation des enfants issus de familles itinérantes et de voyageurs ». Elle lui avait parlé et la dame avait des propositions à leur faire. Mais ce jour-là, il fut étonné de ne pas voir Khatia en classe, elle qui avait l’air si enthousiaste... Le jour suivant, elle ne vint pas non plus. La fiche d’inscription en carton jaune avec la photo de Khatia dans la main, Édouard fit plusieurs tentatives ; son téléphone sonnait dans le vide. « Mhh, se dit-il, ils ont dû l’envoyer mendier. On ne peut pas leur en vouloir, il faut bien vivre, mais demain j’irai leur parler, ce n’est pas comme cela qu’elle sera prête à passer en CM1 ! »
Plus il approchait du pont, plus il était fier d’avoir trouvé une façon d’aider ces enfants. Ils n’avaient rien à faire de leurs journées. Surtout lorsqu’il pleuvait, entassés dans ces minuscules baraques, ou lorsqu’il faisait froid, ça devait être terrible. Et puis sans l’école, quel serait leur avenir ? C’était grâce à elle qu’ils allaient pouvoir s’intégrer dans notre pays.
Lorsque enfin il arriva au-dessus de terrain, il n’y vit plus que des tas de planches, de pneus, de vêtements, d’ustensiles de cuisine, que les employés municipaux s’employaient à brûler.
Il resta là quelque temps à respirer l’âcre fumée avant de se décider à rebrousser chemin.
Jointe par téléphone le lendemain, la dame de la Mairie lui apprit que dans le cadre de la lutte contre l’habitat indigne et le logement insalubre, les familles avaient été conduites en autocar à 75 kilomètres de Paris, à côté d’un petit village de 150 habitants, dans des habitations conçues par un architecte de renom, en containers de récupération. « Mais la plupart en sont partis. On ne sait pas où ils sont allés. Ces gens ne savent pas ce qu’ils veulent ! »
Le lendemain, jeudi, jour de l’enseignement moral et civique, Édouard eut plus de mal que d’habitude à travailler avec les enfants sur le chapitre « Acquérir et partager les valeurs de la République ».
Il avait dans la bouche le goût synthétique qui devait encore y rester longtemps : un goût de caoutchouc, de peinture et de vernis brûlés.
Françoise Cros
SAZOMANE
Ce matin je me sens comme une cocotte-minute, en ébullition.
Lucien m’a laissé un texto « désolé pour ce soir on s’tel ».
J’ai eu depuis deux mois toutes les excuses bidon : entraînement de foot, séance de jeux vidéo, apéro avec les copains « tu sais si tu viens tu serais la seule fille tu vas t’ennuyer », nouveau cours de karaté. Il y a eu « J’ai pas eu le temps de finir mon dossier en télétravail » puis le comble « Je crois que j’ai la grippe ». Il ne manque plus que « pas ce soir j’ai la migraine ».
Dans ces cas-là j’adore faire plusieurs kilomètres à vélo. J’ai décidé de corser ma sortie, prendre les routes au hasard, me laisser guider au feeling…
J’aurais dû prendre la même résolution il y a 1 mois 12 jours et 3 heures quand j’ai accepté le deuxième rendez-vous avec cet Apollon.
Dès que j’ai vu Lucien au bar du coin, près de la plage, la terre s’est effacée sous mes pieds. J’ai trébuché sur lui, renversé sa bière sur son voisin. Mes copines étaient tordues de rire. Il faisait chaud, la mer et le ciel bleu offraient un horizon magnifique pour les habitués comme nous.
J’ai mal dormi cette nuit.
J’ai pris quelques affaires, une thermos de café, quatre biscuits, un pull, mon bloc et mes crayons dans le sac à dos.
Coups de pédales nerveux.
N’importe quelle distance sera mieux que ruminer ma rage devant mon portable. Attendre un hypothétique message avec des mots doux : koi, c, pas grav t’dispo c’soir ah cé vré j’ai foot A+
Je regarde autour de moi, à cette heure pas un chat dehors, enfin presque. Il y a les laborieux travailleurs de l’aube. La route est calme. Tourner à droite à gauche. Une forme de jeu de piste. J’ai la chance d’habiter à proximité de petites montagnes bien sympathiques aux légendes époustouflantes. Je longe un champ où ils font pousser les roses pour les parfums. Juste à côté des chevaux s’ébattent en toute liberté. Je freine légèrement : l’image des animaux dans le soleil qui se lève ressemble à un tableau naturaliste. Les virages me font oublier que je n’ai pas l’option GPS sur mon vélo, même s’il est dernier cri.
Mon portable est resté sur le canapé.
Je poursuis le parcours caillouteux qui devient moins praticable mais reste attrayant. La nature s’éveille. C’est euphorisant et « fichue romantique ». La rosée du matin perle sur la végétation des bords de route. J’arrive dans un sous-bois.
Je n’ai pas regardé le nom du village juste avant.
Plus j’avance dans ce petit cocon naturel, plus les arbres se dressent au-dessus de ma tête.
Ils sont enchevêtrés dans une étreinte de branches. Je distingue une cascade, le bruit de l’eau qui s’écoule résonne. La beauté du lieu est perturbante.
C’est un endroit idéal pour s’installer et dessiner en sirotant mon troisième café.
La cascade descend d’une montagne dont la végétation cache la source. La chute de plusieurs mètres provoque un nuage de gouttelettes. Les bruissements protègent la faune cachée dans cet écrin. Je pose mon vélo, mes affaires et regarde encore admirative, ce tableau de maître. Tout semble peint en relief. Les couleurs sont presque irréelles, des tons de vert émeraude du feuillage encadrent le bleu cristallin du petit lac. Des fleurs blanc rosé et jaune orangé s’agrippent à la roche. Je n’arrive pas à trouver un angle pour dessiner tout est tellement…
Un son vient interrompre ma méditation bucolique, cela ressemble à des chants, des appels ou des cris. Ou bien un mélange des trois.
Curieuse je cherche d’abord du regard d’où cela provient. Je fais un tour rapide autour du plan d’eau. Je distingue une légère ouverture sombre. Attirée comme un aimant. Une grotte semble-t-il derrière le rideau d’eau…le passage est très étroit, glissant.
C’est surprenant de passer au dos de ce rempart dégoulinant et frais.
La cavité est légèrement éclairée, suffisamment pour avancer dans les couloirs creusés dans la roche. Le son paraît en provenir. Les chants ressemblent à des danses tribales. Des ombres sur les murs bougent sous une lumière vacillante. J’avance malgré une hésitation entre envoûtement et crainte.
Venue de nulle part une femme surgit juste derrière moi. Habillée de cuir elle me regarde de haut en bas. Je ne suis pas très à l’aise, consciente d’être indiscrète…Elle me touche violemment l’épaule, me pousse à avancer.
Petit à petit la paroi s’élargit, j’avance vers une place. Au centre, un énorme feu.
Des jeunes femmes dansent langoureusement. Leurs robes ressemblent à des flammes, elles ondulent et dévoilent leurs corps magnifiques.
Quand elles m’aperçoivent les chants stoppent net.
Une très jeune fille aux cheveux blonds bouclés vient à ma rencontre. Elle semble si jeune. Elle se met à me palper, les bras, le dos, le visage. Elle tire sur mon jean et écarte mon tee-shirt avec surprise.
« Arrête. »
La voix vient du fond de la salle près de la roche. J’aperçois de nombreuses ouvertures, fenêtres, portes, à même la falaise intérieure. Impossible de distinguer le sommet… Des maisons dans la roche, des escaliers, des arbres agrippés à la grotte. Un lierre sauvage envahit certains pans de murs. Cela ressemble à une ville… Je ne distingue que des silhouettes féminines.
« Bienvenue à SAZOMANE. »
Pas le temps de répondre. On me bouscule. On me dirige près de cette femme.
Elle est grande, enveloppée dans une robe brillante, ses cheveux sont coiffés avec les fleurs que j’ai aperçues à côté de la cascade.
La danse reprend, elle ressemble à une transe guerrière, avec les yeux révulsés de certaines.
Soudain le cortège endiablé se précipite sur les escaliers, à l’affût.
Dans un élan fusionnel, elles arrachent leurs robes. Seul un vêtement de cuir apparaît sur leurs peaux ambrées.
D’une trappe, au bas de la fosse, émergent cinq loups terrifiés. Les femmes sautent à leurs pattes, entreprennent une bagarre. Les animaux sont plus inquiets qu’agressifs. Ils esquivent les gestes, sautent et courent. Dès que possible ils fuient vers le couloir désert et poussent des cris de ralliement.
Les femmes hurlent des paroles incompréhensibles. Elles se mettent à jeter au feu une poudre jaune qui provoque des étincelles, une odeur saumâtre étouffante.
Ma vision se trouble.
Une voix me souffle dans l’oreille « C’est cennageva, le rituel de protection. Viens. »
Etourdie je m’approche du feu et des femmes endiablées. Je me défoule pendant quelques minutes. Mon corps assimile le rythme. J’éprouve une impression de bien-être.
C’est mieux qu’une séance de yoga…
Toute la pression accumulée s’évapore comme la fumée qui se dirige par le trou unique de la pièce. Un souffle absorbant tout sur son passage, enveloppant.
Je m’effondre au sol, sans force, tout bouge, tout tremble.
La notion du temps s’efface, le lieu, les bruits, la douleur que j’éprouvais depuis une semaine.
Je ferme les yeux, c’est apaisant.
Je sens la chaleur du soleil, la tiédeur de la terre, les parfums de l’herbe et des fleurs.
La cascade chute sur les rochers. Elle bat en cadence avec mon cœur.
Mon bloc à dessins est ouvert, des esquisses sont apparues sur quelques feuillets, floues : des silhouettes, des couleurs, des fleurs, l’eau...