Atelier d’écriture : poésie et faits divers (1)

Que peut la poésie contre la « fait-diversification » de la langue ? Comment envisager autrement le fait divers qui a, pour beaucoup, perdu de sa valeur transgressive alors qu’il décrit des faits soit insolites soit des drames qui méritent qu’on en parle autrement que dans des gros-titres sensationnels.

Les élèves de première option arts du lycée Jules Ferry (Paris, 9e) avaient pour certains pu assister à la séance où François Bordes avait été reçu à l’Achronique pour parler de « poésie et faits divers : contre la fait-diversification de la langue » et lire des extraits de son texte La dénoyée (Corlevour, 2019).
Dans un atelier, en janvier, nous avons lu et discuté avec les élèves du texte de François Bordes, La dénoyée : sur une page, un acte des « Archives départementales de l’Allier, registre d’Etat civil, 1879, n°113, 2 novembre 1879 » est publié : on y voit l’état civil de Marie Dunoyer, internée à l’asile départemental des aliénés de Sainte-Catherine.
Nous nous sommes demandé l’effet que produit l’irruption d’un acte d’archives au milieu d’un long poème en prose. Soudain, comme en historien, François Bordes laisse le réel faire irruption, on apprend les conditions de ce qui aurait pu devenir un fait divers mais qui est resté enfermé dans des archives, à savoir les crises d’une femme qu’on a décidé d’interner en hôpital psychiatrique.
Quel est le rôle du document ? A quoi sert d’objectiver la réalité ?
Tandis que la rhétorique du fait divers par voie de gros titre sensationnel, maximise l’horreur vécue, tout en tentant de nous y faire prendre goût, nous rendant spectateurs avides de l’horreur, jouissant du malheur des autres, le document nous renvoie au réel. Nous force à l’objectivité.
Néanmoins, dans le texte présenté lors de l’atelier, les pages qui suivent le document objectif s’approche de la personne internée, pose des questions, tente de faire échapper cette femme à la catégorie des « fous ».
Le poème de F. Bordes fait parler les « trous dans l’état civil, des vides, des manques » (p. 12). Et ensuite, il fait, comme il l’écrit, dérailler l’enquête de l’historien, se contente d’avancer des hypothèses sur la prétendue folie de « la Dunoyée » : épilepsie ? excès alcoolique ? névroses ? hérédité et misère ? Ce sont les catégories de l’époque. Le texte prend ces diagnostics à rebrousse-poil et montre combien le regard des autres a pathologisé cette femme jusqu’à ce que son internement soit demandé. En plus de souligner l’indigence de la psychiatrie clinique et la pathologisation de la fragilité psychique ou sociale, il souligne combien la poésie peut frôler l’enquête de l’historien, mais aussi être du côté de l’oublié, du tu, ou de l’enfermé.

Le poème juste à côté de l’acte d’archive. Des élèves prennent la parole : « ça rend vivant son passé », « ça nous fait nous poser des questions » ; on réfléchit ensemble, et on décide de laisser les questions ouvertes.

Pour poursuivre cette séance, j’ai proposé aux élèves d’apporter dans les ateliers un document ou le souvenir d’un document, ou encore un souvenir qui atteste d’un « fait étrange », quelque chose qui a marqué l’histoire de leur famille ou la leur : un récit, une photo, un objet. Ceux qui préféraient pouvaient aller sur le site des archives en ligne de la ville de Paris (http://archives.paris.fr/r/123/archives-numerisees/) soit à la rubrique « état civil » (mariage, décès, naissance) soit à la rubrique « documents iconographiques » où l’on voit des photos insolites de différentes rues de Paris à différentes époques.

Je leur ai proposé d’écrire à partir d’un document un texte en trois parties. Ils avaient la possibilité d’écrire seuls, à deux ou à trois :
. un petit texte objectif décrivant le document ou le citant si c’est un acte d’archives
. un petit poème en vers libre qui prend un point de vue (point de vue d’un témoin, d’un passant, d’une personne réelle ou fictive)
. un petit texte en prose de quelques lignes qui prend encore un autre point de vue et raconte quelque chose en lien avec le document choisi.

Certains élèves se fondent sur un souvenir d’accident, d’autre une photo de famille, tandis que d’autres imaginent un fait divers à partir d’un acte de décès ou encore fonde leur poème à partir de la photo d’un bâtiment inconnu.

Parmi les propositions, je retiens cette fois deux productions qui illustrent la grande variété formelle qui émerge à chaque atelier, et l’inventivité des élèves de cette classe qui se saisissent avec aisance d’une contrainte pour la faire glisser vers une poésie qui leur est proche.

Un poème polyphonique écrit à trois par Sophie Xu, Shelsi Lauretta et XX se fonde sur une photo de bâtiment, publié sur le site archives en ligne de la ville de Paris :

Sources : Archives de Paris

Immeubles fades se ressemblant
Ensemble rectangulaire
Assemblés tel des legos
Fenêtres et portes identiques
Terre nue de verdures

Cet ensemble d’immeubles
Ressemblant à un hôpital psychiatrique
Ou à une prison délabrée
Atmosphère d’angoisse
Synonyme de crainte
Personne n’ose s’y aventurer
Sur ce terrain où prône le silence
Les âmes errantes ne retrouveront 
Leurs points de repères 
Qu’en cette boîte en béton

Dans les nuits les plus sombres
Un crime fut commis
Prémédité ou non
Volontaire ou involontaire
Celui-ci restera un mystère
Non connu du grand public
Un secret bien gardé
Etre humain n’est plus
Seulement une masse d’os restera

Un autre poème, celui de Théodora Poulot évoque le souvenir d’un volcan qui a explosé et a marqué sa mémoire :

Les racines d’en haut illuminent le ciel
Mordant le noir de mes douces prunelles
Dragons haineux aux yeux lumineux
Et troncs de fumée aux aspects lumineux
Bleu pour poisson
Violet pour poison
Le ciel peint ma détresse
En voyant cela tous stressent
Les veines célestes agitent les miennes
Mon sang électrique gicle jusqu’à Vienne
Un magma peint le sol d’un rouge piment
Mes sens s’affolent
Les éclairs volent
Je tombe au sol

Un volcan a explosé aux Philippines projetant une colonne de poussières et de cendres sur un kilomètre de haut. Cette colonne bouillonnante de nuées grises est traversée d’éclairs produisant leurs propres orages. D’énormes bruits de claquement de foudre s’entendent dans la nuit, des lueurs blanchâtres illuminent le ciel. Au grand jour les éclairs ont cessé mais l’immense panache de fumée est toujours là. C’est un spectacle des forces de la nature magnifique et terrifiant.

« C’était la nuit, tout était paisible sur la baie. Soudain un tonnerre gigantesque, des claquements secs réveillèrent toute la région. Des éclairs transperçaient les rideaux et en regardant par la fenêtre j’ai vu un spectacle suffocant de beauté et terrifiant. Le volcan sur l’île venait d’exploser, une immense colonne de fumée parcourue d’éclairs démesurés jaillissait de l’île. Des reflets roses, rouges, verts et violets illuminaient la baie, on aurait dit une poudrière qui explosait. »

27 février 2020
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