Ateliers d’écriture : poésie et faits divers (3)
Début mars, juste avant le confinement, a eu lieu la dernière séance des ateliers d’écriture avec les élèves de première du lycée Jules Ferry autour de la notion de « poésie et faits divers » : à partir de leur lecture d’un texte de Frank Smith, ils étaient invités à écrire un « poème des questions » et, ensuite, à enregistrer un transpoème, un poème dit dans des situations sonores particulières.
Nous avons lu ensemble des extraits de Le film des questions de Frank Smith. Le livre constitue une des deux parties du dispositif imaginé par l’auteur : un livre qui dit qu’il est à voir, et un film qui montre qu’il est à lire. Le livre est écrit à partir d’un fait divers survenu aux Etats-Unis, en Alabama le mardi 10 mars 2009 : un tueur assassine dix personnes avant de mettre fin à ses jours, entre 3:30 et 4:17 de l’après-midi, le long d’un itinéraire qui court de la ville de Kinston jusqu’à la ville de Geneva.
Il était important d’évoquer avec les élèves la façon dont l’auteur interroge le réel et le fait, s’en approche et comment se situe l’écriture fasse à ce poly-homicide : il se dégage une poétique du fait où l’on ne rencontre aucune « interférence lyrique » (Charles Olsen, Le vers projectif, trad. J.-P. Auxeméry) : l’individu en tant que sujet ne doit plus s’interposer entre le réel et son écriture.
Ainsi l’écriture de Frank Smith apparaît-elle comme dépouillée d’expressions de la subjectivité : on n’y trouve pas de complaisance avec ce qui serait un récit sensationnel de la souffrance des victimes, ni l’expression de la violence particulière du meurtrier, donc pas d’affects censés nous mettre en empathie. Mais si ce livre est dépouillé de traces de subjectivité, il parle néanmoins de la personne, exprime ce qui relie les personnes : les questions qui émergent depuis une scène de violence.
Ces questions, ce sont toutes les questions que nous nous posons, qui interrogent la nature du réel dont nous ne pouvons faire l’expérience qu’avec les yeux : la poésie est alors ce qui traverse le réel invisible. Dans un texte « il en est ainsi » à paraître dans le prochain numéro des Cahiers A’chroniques publiés par Caroline Guth et consacré à la résidence « poésie et faits divers », Frank Smith définit ainsi sa poésie : « Il en serait ainsi de la poésie forensique, elle-même faite de langage, pour révéler la poussière des faits éparpillés dans le réel du monde — les rendre enfin lisibles et visibles. »
Il s’agit de ne pas arrêter l’image poétique, de ne pas considérer le fait acté, archivé comme fixe mais au contraire comme producteur de nouvelles questions vivantes et en mouvement
« Des images.
Qu’est-ce que des images ?
Des images se posent-elles ?
Comment les poser ?
Comment poser des images ?
Des paysages.
Qu’est-ce que des paysages ?
Des paysages se coupent-ils ?
Comment les couper ?
Comment couper des paysages »
(Frank Smith, Le film des questions, Plaine page, p. 18)
Les élèves ont écrit un poème en forme libre à partir d’un fait divers : un poème des questions. Ils étaient invités sans en avoir l’obligation à s’inscrire dans le prolongement du livre de Frank Smith : ils devaient trouver une façon de poser des questions à un fait divers sans devoir obligatoirement passer par la forme interrogative. Certains sont partis de faits divers de la semaine, d’autres de faits divers plus anciens, homicides ou non. Plus tard, je leur ai demandé de réfléchir à un contexte sonore et de créer une tension entre le texte dit, leur voix, et un enregistrement sonore : cela pouvait être un arrière-plan musical ou l’enregistrement de fait divers à la radio ou à la télévision. Le contexte pouvait creuser un écart radical entre le poème et le son, ou au contraire souligner de façon surréaliste ou humoristique une ressemblance. Ils ont ainsi créé ce que j’appelle des transpoèmes : des poèmes transgenres qui mutent et migrent, des segments prélevés de mes textes, que j’assemble et que j’enregistre à l’aide d’un zoom audio, parfois de mon téléphone, en différentes situations et différents lieux et qui sont ensuite intégrés à d’autres œuvres, installations et œuvres collectives (musicales, scéniques) mais peuvent aussi être écoutés pour eux-mêmes ou diffusés à la radio ou sur le web. Cette fois, les élèves lisaient seuls ou à deux ou trois leurs poèmes en choisissant des contextes sonores. Certains de ces transpoèmes seront diffusés sur Radio Campus Paris dans l’émission de Léa Cassagnau « La nouvelle bouquinerie ».
Le confinement est venu interrompre les possibilités de retravailler ensemble les sons : nous devions varier les fonds sonores, rassembler ce que les élèves avaient trouvé, et aussi enregistrer sur un zoom 3-D leurs lectures. Néanmoins, il existe plusieurs esquisses de transpoèmes captés sur leur téléphone : ce poème des questions a donné vie à une grande variété de formes poétiques et de questions posées au réel du fait violent.
Ainsi Diana et Hiba ont décidé de poser une question à la violence faite aux femmes à partir d’actions des FEMEN :
Julia, elle, a conservé dans son poème une structure interrogative et opté pour une forme personnelle, comme une question lancinante posée à un souvenir traumatique :
Sophie, Shelsi et XX disent un poème écrit à trois « où est le meurtre dans le temps ? » qui évoque, par le biais de questions, un infanticide avec une berceuse en arrière-plan sonore.
Ces écarts entre le texte et la voix, la situation et le texte poétique creusent un écart vigilant, des questions nouvelles se posent dans le mouvement du son.