Ateliers en milieu scolaire

Animer des ateliers auprès d’un public de collégiens et de lycéens, c’est la chance que m’a offerte la résidence. Double chance puisqu’elle m’a donné l’opportunité de rencontrer la jeunesse à laquelle j’ai dédié Sensible, et avec laquelle j’ai eu l’occasion d’échanger sur la réception de ce texte. L’autre chance étant de partager les quelques principes d’écriture issus de mon expérience et de donner l’occasion aux jeunes gens de les mettre en œuvre.

Il y eut d’abord des rencontres autour du livre.

La mise en lumière du contexte de Sensible – l’injustice vécue par des jeunes gens portant le tribut d’une histoire qui les dépasse sans les épargner – a été l’occasion de dire combien cette situation est anormale et qu’il n’y a aucune raison de s’en accommoder. Qu’ils la vivent au quotidien ou qu’ils en aient une connaissance lointaine, tous les jeunes gens que j’ai croisés lors de ces rencontres ont été terriblement réceptifs au fait que les choses soient nommées pour ce qu’elles sont : il y a de l’injustice dans le traitement qui est fait à certains jeunes et l’injustice qui traverse une génération est un mal pour la génération dans son ensemble.

Par ailleurs, la dimension historique du texte – la guerre d’Algérie – a été également l’occasion pour beaucoup de saisir que quelque chose leur avait échappé dans l’énonciation de faits historiques, et ce, jusque dans leurs foyers. Bon nombre d’élèves en ont conclu qu’ils aimeraient parler de cette guerre avec leurs parents et grands-parents, conflit bien souvent à peine survolé dans le programme d’histoire et noyé dans le grand volet des Décolonisations en général. Cette prise de conscience que l’histoire leur appartient, et qu’il ne tient qu’à eux d’opérer ce grand virage qu’est la prise de conscience que le savoir historique constitue par lui-même une forme de pouvoir politique.

Enfin la rencontre avec une autrice a donné lieu à des échanges passionnants. Toute question a été de ma part posée comme recevable. Il y a bien évidemment la question des combien : combien ça gagne un écrivain, combien de livres ont été vendus, combien de temps pour écrire un livre. Dans une société assujettie à l’argent, il est essentiel pour les jeunes gens de rencontrer des artistes qui font ce qu’ils font en dehors de toutes considérations pécuniaires. Un auteur, une autrice, c’est d’abord quelqu’un qui écrit et s’il peut vivre de ses textes (ce qui est bien entendu le cas d’une minorité), c’est cadeau. Il y a donc dans ce monde des êtres qui consacrent leur temps, leur savoir-faire, leur énergie, leur talent, leur vie à une activité non lucrative et haute de sens. Rien que cela, rencontrer des personnes avec ce détachement-là est essentiel pour une jeunesse nourrie aux revenus indécents d’influenceurs, de footballeurs et de toutes autres personnes surpayées de tous secteurs. Quant à la question du temps consacré à un livre, la réponse qui leur a été faite est celle-ci : 3 mois et 30 ans. Trois mois pour la rédaction de Sensible, trente ans pour sa conception. Ce qui met en perspective la question du temps long, qui est une valeur inhérente à la réflexion. Penser, ce n’est pas avoir une bonne idée, c’est organiser ce qui ne va pas de soi pour lui donner un sens, en révéler la beauté, en dégager l’essence. Passé les questions du combien, le pourquoi a pu surgir : pourquoi avoir écrit ce livre ? La nécessité interne qui préside à une œuvre, voilà ce que j’ai voulu faire toucher du doigt à ce jeune public. Un artiste est un être qui ne peut pas faire autrement que de faire ce qu’il fait : une nécessité le pousse à accomplir ce qu’il sent devoir être accompli. Dans le cas de Sensible, je leur explique combien j’avais évité d’aborder le sujet du racisme institutionnel et de la guerre d’Algérie jusqu’à ce qu’un événement – l’affaire Théo — me contraigne à prendre mes responsabilités. Me contraigne (j’insiste) à écrire Sensible.

Voici quelques questions que m’ont posées les élèves et qui donne une idée du recul et de la réflexion dont ils ont fait montre lors de ces rencontres.

Votre livre a-t-il eu un effet sur la société ?
Y a-t-il eu un moment décisif qui vous a motivée à écrire le livre ?
Comment/pourquoi avez-vous choisi le titre « Sensible » ?
Quelles étaient les réactions de votre famille/du public après la publication de ce premier livre ?
Quelle est la symbolique de la couverture du livre ?
Votre famille était-elle impliquée dans la guerre d’Algérie ?
Quelles sont vos attentes vis-à-vis de vos lecteurs ?
Avez-vous des tuyaux pour quelqu’un qui aimerait écrire un livre ?
Auriez-vous écrit autrement ce livre il y a 10 ans ?


Il y eut aussi des ateliers d’écriture menés avec les collégiens et lycéens.
Avant de commencer les ateliers, les chaises ont été disposées en cercle afin, d’une part, que chacun puisse se voir et surtout de casser une dynamique trop scolaire. Puis les ateliers ont démarré sur des étirements et une méditation accompagnée, après avoir expliqué aux élèves que la pensée a besoin de deux choses : que le corps soit engagé dans le mouvement de la réflexion (on pense dans un corps et celui-ci doit être mis dans une disposition propice) et que l’esprit soit dégagé de toutes interférences. Il m’était essentiel de transmettre cette notion primordiale (la pensée naît de cette collaboration entre le corps et l’esprit) afin de rompre avec l’idée fausse que le travail intellectuel ne relève que de l’intellect. Cette expérience était tout à fait nouvelle pour les élèves qui pourtant passèrent vite du fou rire gêné au calme et à l’apaisement.

Ce n’est qu’ensuite que nous sommes passés aux exercices d’ateliers proprement dits, mêlant moment d’écriture et échange en plenum.

Voici le déroulé des ateliers :


suivis d’un texte et de retours d’élèves :


Texte de Marie / "Écrivez un souvenir fondateur"

Quand j’étais en CM1, j’avais une routine très simple, très arrêtée. Mon monde ne dépassait pas les Buttes-Chaumont, c’est à peine si je savais me repérer au-delà des rues qui menaient à mon école, à ma maison, à celle de mes amis ou au café que ma mère fréquentait tous les jours. Bien sûr, il m’arrivait parfois de faire quelque chose de nouveau, ou qui me paraissait inaccessible mais je n’aimais pas ça. J’avais du mal à imaginer l’univers, à partir du moment où je n’y étais pas au centre.
Je me souviens de mes jeudis en particulier. Le jeudi, c’était le jour de l’étude après le goûter qui me faisait sortir de l’école à 18 heures. C’était le jour où je m’autorisais à enfreindre mes propres petites règles étriquées et agaçantes, et où je dépassais toujours un peu plus mes stupides limites mentales. J’ai quelques souvenirs comme ça, assez vagues, de certains jeudis ; la brioche de la salle des maîtresses volée et engloutit, le bonhomme de neige entré clandestinement dans l’école, les courses jusqu’aux toilettes pour échapper à l’activité danse obligatoire, les dictées auxquelles je trichais, le portail qui menait à ma cour de maternelle grimpé et les souvenirs de petite enfance retrouvés, mais ce dont je me souviens le plus s’est passé pendant l’étude, avec ma copine Maïa, qui me soufflait la plupart du temps toutes mes actions interdites.
Ce soir-là, Maïa avait ramené à l’école un marqueur noir indélébile dont elle était très fière. Et ce soir-là elle était catégorique : il fallait absolument décorer les portes des toilettes. Ma copine Syrine était elle aussi dans le coup, et toutes deux étaient très enthousiastes. Moi, j’avais un peu peur qu’on reconnaisse mon écriture, mais j’acceptai quand même ce nouveau défi.
Sortir de la salle d’étude était d’une facilité presque cliché. Maïa, Syrine et moi levions la main, prétextant une envie d’aller aux toilettes pour l’une, et la proposition innocente de l’accompagner pour les autres. Les escaliers qui menaient à la cour ont eu vite fait d’être dévalés, et notre arrivée dans la cour de récréation me fit presque trébucher sur une brindille. En reprenant mon souffle, tandis que mes deux amies reprenaient leur course en direction des toilettes, je m’appuyai contre le mur de pierre et relevai la tête.
C’est là que j’ai vu la dame que j’appelais "dame de ménage", au milieu de la cour, son seau et sa serpillière à la main, qui marchait d’un pas lent vers les toilettes. Je ne connaissais même pas son nom. Une vague d’émotions que je ne pourrais décrire m’envahit soudain, et embua mes yeux. Je ne sais même pas ce qu’elle faisait là cette dame, au milieu de la cour, avec son air tranquille et concentré, mais mon cœur se brisa et ma vue prit un angle bien plus grand qu’elle n’avait jamais pris. M’imaginer la peine et la fatigue de cette dame essayant du mieux qu’elle pouvait d’effacer mes bêtises indélébiles me fit trembler. En retenant un sanglot, je me redirigeai vers les escaliers.
Je venais de quitter mon petit univers pour atterrir à pieds joints dans le véritable Univers, celui dans lequel je ne suis pas au centre.


26 juillet 2023
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