Au commencement était le verbe
Cette semaine, à la demande de Marie Fereyrolles qui m’accueille pour cette résidence, je rencontre trois nouvelles classes de secondes CAP (pâtisserie, restauration, service) que je vais accompagner chacune sur trois séances.
Le projet est ambitieux, comme toujours avec Marie. Il s’agit de participer au concours « Écrire le travail, écrire les métiers » lancé par l’Académie de Versailles, en créant des capsules vidéo de 3 minutes « qui mettent à l’honneur la filière professionnelle des élèves en mêlant écriture et danse ». Wouh ! Pour l’écriture, c’est donc moi qui m’y colle, et une danseuse aidera les élèves à mettre des gestes sur leurs mots. Projet magique !
Le problème c’est que, comme l’explique elle-même Marie dans le dossier qu’elle a soumis au chef d’établissement, « l’écriture est pour beaucoup d’élèves une contrainte, parfois même une souffrance. Comment s’exprimer quand le vocabulaire fait défaut ? Comment écrire quand les codes – grammaticaux, lexicaux – ne sont pas maîtrisés ? Dans ces conditions, nombreux sont ceux qui refusent d’écrire par peur de l’erreur, se sentant incapables d’y parvenir. D’autres sont simplement victimes d’une langue qu’ils ne maîtrisent pas encore suffisamment. »
Comment vais-je m’y prendre, en trois séances d’une heure, pour faire entrer ces élèves dans l’écriture ? Comment tenir compte du niveau de chacun, des réticences, des obstacles dans le maniement de la langue ?
Comme toujours lorsque je me sens en difficulté, je sors mon arme magique : Georges Perec.
Georges Perec, il est capable de vous raconter une histoire en utilisant uniquement des verbes à l’infinitif, comme il est capable d’en écrire une autre à partir d’une liste de courses retrouvée au fond d’un sac.
Des verbes à l’infinitif… n’est-ce pas la forme la plus facile à manier lorsque l’on maîtrise mal une langue ? Pas besoin de conjuguer, pas besoin de faire des phrases… et on peut déjà exprimer pas mal de choses essentielles. C’est décidé, nous allons commencer par le verbe !
Première séance, me voilà donc livre à la main, faisant découvrir aux élèves le récit d’un déménagement façon Perec (extrait d’Espèces d’espaces, mon favori). J’essaye d’y mettre du rythme, accélérant ou ralentissant la lecture pour rendre l’effet produit par l’auteur lorsqu’il a disposé chaque mot dans l’espace de la page.
– Êtes-vous d’accord pour dire que cela raconte une histoire ?
– Oui ! (les élèves, en chœur)
Ensemble nous étudions un peu le texte, pour bien observer comment le verbe « rouler » par exemple, tout seul sur sa ligne, évoque immédiatement l’image de quelqu’un en train de rouler un tapis, comment un rythme se crée grâce aux rimes intérieures générées par les verbes du premier groupe en –er, et la manière dont le verbe qui clôt la liste, « partir », est mis en valeur justement par sa différence de sonorité.
Merci Perec, c’est simple et radical, les élèves sont partants pour se lancer !
Ma première consigne sera donc la suivante : composer une série de trois verbes qui racontent une action réalisée dans l’apprentissage de la cuisine. Trois verbes qui doivent fonctionner sur le modèle « balayer fermer partir », pour créer un effet de rythme.
Je leur laisse du temps, je mime des actions pour leur donner des idées (ils ont un peu de mal à trouver des verbes en -ir, donc je pétris, je pétris), certains sont à l’aise, d’autres cherchent encore, mais une fois que chacun a réussi à écrire au moins une série, nous faisons un tour de table pour une mise en commun, lecture à voix haute… et ça fonctionne…
mesurer verser pétrir
laver émincer cuire
hacher préparer frire
peler couper bouillir
découper trier rôtir
nettoyer ranger partir
Vous les voyez, là, les gestes ? Vous les voyez, ces apprentis, en train d’apprivoiser les recettes et d’acquérir la dextérité qui leur permettra d’émincer un oignon en un temps record ?
Moi, en tout cas, j’y suis. Et j’adore cette simplicité, cette évidence : trois mots, et tout autour, l’espace laissé au lecteur pour y glisser son propre imaginaire.