Benoît Artige | Blanc

Le petit jeu ne semble pas avoir de fin : aussitôt le mur repeint, quelqu’un y laisse une trace, un dessin idiot, une phrase incompréhensible. Déjà, les passants réguliers ont ouvert les paris : qui des deux joueurs aura le dernier mot ? Mais pas question de donner tort ou raison à l’un ou à l’autre : c’est humain de vouloir contempler une étendue vierge, paysage de neige ou désert dans la nuit ; mais c’est humain aussi de vouloir y laisser une marque, une petite encoche pour éteindre l’angoisse que provoque le sublime dans toute sa nudité. N’y a-t-il rien à la fois de plus beau et de plus effrayant qu’une feuille de papier blanc ? Il suffit de la laisser quelques jours sur un coin de table pour que sa présence dérange (et je ne vous parle pas de l’écrivain qui aura de toute façon l’envie d’y écrire un poème, mais de vous, de moi, de n’importe qui) : la blancheur subjugue, hypnotise, puis finit par devenir insupportable. Un gribouillis dans un coin et c’est réglé : sortilège rompu – on se sent immédiatement libéré, bien que coupable et bête. Pour revenir au mur, il y a le camp de ceux qui applaudissent la fantaisie des graffitis et le camp de ceux qui applaudissent l’obstination de la blancheur. Mais aucun n’est complètement sincère, les sentiments sont mêlés (vous savez, ceux qu’on éprouve au feu tricolore clignotant orange : faut-il passer ou s’arrêter ? quelle règle doit prendre le pas sur l’autre ? à quelle morale se fier sinon à celle du battement de paupière faisant croire que l’une des alternatives n’en est pas une ?). Constatez-le par vous-même avec ce chat dont manque la panse : apparaît-il ? disparaît-il ? combien de temps restera-t-il ainsi à jauger les curieux de son air narquois ? Le temps semble faire des hoquets et avec lui la pensée : on reste là, les yeux dans le vague, cédant au plaisir de l’indifférence des signes.

On sait bien que ce qui fait le graffiti, ce n’est à vrai dire ni l’inscription, ni son message, c’est le mur." (Roland Barthes)





Il a été proposé à plusieurs auteurs et autrices d’écrire un texte à partir d’une photo de Patrick Chatelier. L’ensemble des contributions est à découvrir ici.
11 juin 2025
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