Benoît Artige | Figures libres, Anton Tchekhov
Parti de Moscou pour rejoindre l’île de Sakhaline, Anton traverse la Sibérie : il a froid, il a faim, il souffre d’hémorroïdes, il a toutes les peines du monde à s’approvisionner en thé de qualité ; il se plaint qu’on puisse, dans ces contrées lointaines, trouver bien plus facilement de la vodka qu’une simple poule à faire cuire ; il se plaint aussi de l’omniprésence de ses compagnons de voyage : les vrais voyages doivent se faire seul, écrit-il avec peine, dans les cahots de la route, à sa sœur, à sa mère et à son éditeur. Quelques mois plus tard, il pose devant l’objectif de son cadet Alexandre, les cheveux en bataille, l’air fatigué, mais avec ce je-ne-sais-quoi de bonté dans le regard qui me le rend immédiatement familier. Je ne connais presque rien de lui, hormis ce que tout le monde connaît, quand je découvre ces quelques lettres et cette photographie. J’ai alors trente ans moi aussi et, moi aussi, je reviens, fatigué, d’un long voyage : à travers le siècle - j’en suis certain -, c’est à moi seul qu’Anton écrit et c’est moi seul qu’il regarde, en ami, en frère.