Benoît Artige | Figures libres, Honoré de Balzac
Il avait toujours eu pour les affaires un goût immodéré doublé d’une complète absence de clairvoyance. A chaque fois, Théophile, l’ami fidèle, tentait de l’en dissuader, mais il n’y avait rien faire : quand Honoré avait une idée en tête, il devait s’en débarrasser le plus vite possible, c’est-à-dire la concrétiser d’une manière ou d’une autre, quand bien même ce fût sur un terrain meuble, pentu et, pour tout dire, extrêmement instable des environs de Ville d’Avray. Il y aurait là, dans quelques mois, sous des dizaines de serres, une production mirifique de fruits exotiques que tout Paris achèterait à prix d’or et qui, à terme, pourrait constituer une substantielle rente. Les pieds dans la glaise, manquant à chaque pas de tomber, Honoré montrait à Théophile l’étendue de son futur empire : les ananas ici, les bananes là - il faudrait louer une boutique sur les Boulevards pour vendre ces merveilles. Heureusement, la réalité acérée frappa en plein cœur le projet qui venait à peine de prendre son envol : les abondantes pluies d’automne transformèrent cette hypothétique Amérique en un marasme boueux et impraticable. Théophile n’essaya même pas de consoler son ami : il savait qu’aussitôt une idée chassait l’autre et tenta seulement de deviner d’où la prochaine pourrait bien surgir. Quant à Honoré, il s’enferma pour écrire, jugeant, de manière provisoire, qu’il n’était bon qu’à ça. Il n’en oublia pas pour autant de dépenser inconsidérément l’argent qu’il avait prévu pour la construction des serres dans la décoration du plafond de son bureau, sur lequel il fit peindre par un peintre en vogue une corne d’abondance d’où se déversaient d’innombrables fruits d’or.