Benoît Artige | Figures libres, Joan Mitchell
Chaque weekend, aux beaux jours, ils venaient déjeuner en bord de Seine. C’était à Vétheuil, trois-quarts d’heure de voiture, pour eux un autre monde que la ville ; ils se laissaient aller à la renverse dans tout ce vert, la face plongée dans le bleu moutonnant du ciel. De déjeuner, au fond, il n’était pas vraiment question : ils venaient surtout s’éclabousser de lumière, avant le cérémonial de la sieste, un sommeil qu’ils auraient voulu sans fin : allongés à même le sol, ils attendaient, tardant peu, d’être emportés dans cette chute lourde et très obscure dont on n’est jamais bien sûr de revenir vivant. Souvent, un chien les réveillait, toujours le même, une bête un peu laide et rogue venue leur souffler son haleine sur le visage. Sa maîtresse suivait à quelques mètres, l’œil acéré davantage par la surveillance du chien que par l’observation de tout ce qu’il y avait là – le fleuve, les fleurs, les arbres et les herbes hautes – auquel elle semblait prêter peu d’attention. Ils avaient fini par apprendre qu’elle venait en voisine : quelques mètres plus haut, la tourelle qui dépassait des arbres, c’était sa maison. Ils surent encore qu’elle était peintre ce qui leur parut très étrange : ils s’attendaient à la voir s’installer près d’eux avec son chevalet et sa toile, les sens aux aguets. Mais elle ne s’arrêtait jamais dans la large prairie, la traversant d’un pas vif, sans égard pour personne, sauf le chien qui rabroué rappliquait fissa près d’elle - étrange attelage d’âmes jumelles qui, disparaissant rapidement de leur champ de vision dans une fin bizarre de rêve, semblaient entraîner derrière elles, comme le font des convives saouls, mi-joyeux, mi-furieux avec la nappe du festin, l’ensemble du paysage.