Benoît Artige | Figures libres, Marco Polo

Il achetait en nombre ces guides touristiques qui vous disent où dormir, quoi manger et que voir pour y griffonner dans les marges un bestiaire étrange et des alphabets imaginaires. Il ajoutait sur les dernières pages laissées blanches des adresses fantômes et de ces anecdotes dont les grands bourlingueurs font de la petite monnaie à distribuer en aumône à ceux qui les écoutent. Lui, il distribuait tout à foison avec d’autant plus de générosité qu’il n’avait rien entendu, rien vu, rien vécu. Prendre un train ou un avion pour s’en aller lui apparaissait comme une aberration : à quoi bon l’ailleurs si c’est pour s’y retrouver plus esseulé, nu et désemparé que chez soi ? Il vivait cloîtré en ermite et dans ses habitudes : lire énormément et contrefaire des voyages qu’il n’avait faits et ne ferait jamais pour y apporter ce je-ne-sais-quoi d’invraisemblable et de magie que chacun espère en vain dans le moindre départ – et aussi passer des nuits blanches en se nourrissant de noodles et de thé noir très infusé, à redessiner à même les cartes des isthmes réconciliateurs, des voies maritimes encore inexplorées, des villes nouvelles au milieu des déserts ; il ne dissimulait jamais rien, au contraire fonctionnait par aplats et ajouts, multipliait les couleurs et les symboles sans légende, retraçait à sa guise les courbes de niveau, rehaussait les sommets et approfondissait les abymes ; il avait le goût des toponymies fantasques, des archipels oubliés, des mers minuscules et des sites antiques ensevelis. Il notait tout ce qu’il avait dans la tête avec une précision maniaque. C’était son grand œuvre dont il ne gardait rien : une fois achevé, boursouflé d’indications, tatoué comme un bagnard, chaque guide et carte était déposé sur un banc public ou sur le rebord d’une fenêtre. Peut-être y aurait-il une autre personne pour suivre les routes qu’il avait été le premier à tracer, peut-être pas : c’était sans importance. Son voyage était fait : il n’avait pas véritablement eu lieu et il n’en resterait rien – sinon la certitude d’avoir permis à tous ses rêves de prendre la tangente.