Benoît Artige | Figures libres, Orson Welles
Cela faisait déjà des semaines qu’ils passaient leurs journées dans cette citerne sombre et sinistre à courir, en armure et l’épée à la main, sous le regard de l’énorme Welles qui n’avait pas son pareil pour effrayer tout le monde. Le vacarme des pas dans les flaques d’eau, considérablement amplifiés par les voûtes, semblait provenir des ébats furieux d’un monstre marin. La seule lumière, tombant, verticale, d’un oculus au plafond, entrouvrait l’obscurité comme un jugement divin. On murmurait que des gens, autrefois, avaient été enfermés à cet endroit – faux prophètes, dissidents, apostats –, peut-être même exécutés (“c’est une décollation de Saint Jean-Baptiste qu’on aurait dû tourner ici, pas un Shakespeare”) ; on murmurait aussi que l’on ne sortirait jamais de cette cave immense - Welles, lui-même ne réussissait pas à s’en extraire, ne serait-ce qu’en esprit, malgré des soirées passées à s’alcooliser avec méthode. C’est qu’un soupçon terrible s’était insinué en lui dont il n’arrivait pas se défaire : celui conduisant au naufrage, inéluctable, de son film. Il ne cessait de faire les cent pas sur le plateau, ne s’approchant des membres de l’équipe de tournage qu’avec l’air lugubre d’un spadassin cherchant une victime à étrangler. Aussi, dès qu’il avait le dos tourné, on en profitait pour essayer de détendre l’atmosphère : on jouait à cache-cache derrière les piliers, on s’éclaboussait en poussant de grands éclats de rire.