C. Jeanney | Lotus seven

Le fil conducteur : regarder avec son père une série à la télévision, Le Prisonnier. Le titre du livre, Lotus seven, c’est le nom d’une voiture rapide et légère, la Lotus numéro 7, conduite, on est dans un feuilleton d’espionnage ou de politique-fiction, par un employé des services qui ne se nomme que « numéro 6 ». La jeune spectatrice, révoltée contre l’injustice, le renomme.

(...) Cet homme possède un nom.
Je décide : Bruce Chapman. Je le nomme Bruce
Chapman à présent et pas Numéro 6, ou peu importe le
numéro, peu importe comment l’appelleront les
généraux, gardiens de prisons zélés et autres despotes.

Le prisonnier : prisonnier d’un village où tout est d’apparence confortable, d’où il est interdit de s’évader, et si jamais tentative, une boule blanche, « le rôdeur », nous explique C. Jeanney, « sort automatiquement des profondeurs, remonte à la surface, flotte pour se diriger droit vers l’évadé, le pourchasser où qu’il se trouve, avant de le capturer en l’enveloppant de sa masse gélatineuse ».
Du Prisonnier C. Jeanney a choisi sept épisodes, 7. Leurs titres suggèrent des luttes, des sauvetages à la vie à la mort, et menés promptement :
Épisode 1 — L’Arrivée
Épisode 2 — Le Carillon de Big Ben
Épisode 3 — Liberté pour tous
Épisode 4 — Danse de mort
Épisode 5 — Échec et mat
Épisode 6 — Il était une fois
Épisode 7 — Le Dénouement
La petite fille est bien installée avec son père ouvrier en fonderie exténué allongé sur le canapé :

Son pantalon marron. Les lignes du velours « côtelé »
dit-on. Par endroits les bandes se pèlent, l’usure à
force de frottements. Allongé de côté, les jambes pliées,
sa tête calée sur le coussin ou l’accoudoir, je ne sais
pas, je ne la vois pas. Ses genoux placés l’un sur l’autre,
parfaitement, une barricade, je suis derrière.

Pelotonnée inscrite dans le triangle que ses jambes
construisent, menton posé sur le velours, ses genoux
font le socle où poser ma tête, il dort peut-être. En face
de nous, l’homme va se faire happer, la boule blanche,
le visage asphyxié par transparence. Il dort peut-être,
moi le menton sur le velours. Le temps ne passe pas.

Nous aussi on est bien. On regarde, on voit tout. On est tranquilles dans leur entente, dans l’admiration l’observation du père par la fille. Les voici tous deux :

Minutieusement. Je sais qu’il en est capable. Parfois
il me laisse le regarder pendant qu’il ponce ou qu’il
découpe le bois léger de couleur crème, nervuré. Je reste
parfaitement immobile, sans le déranger avec mes
bavardages. Je lui passe les pointes une par une et il me
laisse souffler sur un copeau incurvé joliment comme
un ruban. »

Ne prenez pas les retours à la ligne comme des vers libres d’une poésie de vie quotidienne …“ quoi que …“ mais ce sont des durées ; la durée principale est celle du paragraphe. De durées égales. Le feuilleton calibré pour la télé et ses servitudes impose ses durées.

Le film, la fiction sont des épreuves, éprouvent le monde physique, conduisent à l’expérimentation.

Notre cuisine est un couloir. Une fenêtre d’un côté, de
l’autre la porte dégondée, remisée au sous-sol où le
linge sèche, enveloppée dans une couverture, couchée
sur le ciment. En haut elle prenait trop de place.
Sa poignée inutile dépasse. La bande élastique qui lui
serre le ventre part en morceaux. C’est dimanche,
la télé fonctionne.

Il y a cet autre jour où je lance un modèle réduit de
voiture contre un chambranle avec application pour
qu’elle se brise, mais elle résiste. Encore une autre
fois, je me lance de tout mon long, atterrissage sur les
genoux, glissade, le frottement sur la moquette, la
peau rouge qui se pèle, moi aussi je teste ma solidité.

C. Jeanney a retrouvé ou maintient l’enfance : l’acuité des perceptions, l’étonnement devant le presque rien qui est grand, tout est grand, gigantesque présent, et on regarde de bas en haut.
Le feuilleton est apparu en février 1968, il s’est poursuivi en cette année où énormément beaucoup dans le monde poussèrent les murs du vieux monde.
Le 1968 des parents :

(…)
C’est très effrayés qu’ils regarderont les scènes de
guérilla, boucliers et pavés jetés contre l’ordre public,
maman si peu habituée au désordre, comment
désinfecter ? papa et ses lignes droites à l’encre de
Chine, mai 1968, c’est comme une éclaboussure
et aucun détachant pour la dissoudre proprement.

L’air du temps, la fiction elle-même, par nature, sont aux expériences de pensées. Leurs forces combinées accumulées dilatent l’espace.

Accumuler les possibilités, les Si, par paquets entassés,
des sacs remplis de Si, tous empilés, s’en construire
un abri, et s’il n’y avait pas de nuages, ou bien une tour
à l’horizon, si un autre homme marchait, d’allure
paisible, si des panneaux en direction contraire sor-
taient du sol, invraisemblables, tordus par du Si, et Si ?

Mais pas de Si. Ou songer réellement à fuir. Fuir par la
mer, quitter l’île, seul ou accompagné. En radeau
ou bateau s’échapper, rejoindre la côte, reprendre pied,
retrouver le continent, le monde normal, la ville.
Ça peut sembler énigmatique, pourtant aucun mystère.
Un homme qui roule dans une Lotus Seven. Du soleil
dans la cuisine, volets baissés.

L’imagination d’enfant qui se demande à tout instant si c’est possible, si ça arrivera, l’évasion du monde physique, cette imagination est action réalisée sur l’écran :

On tourne et c’est contre plongée, Lotus Seven prend
un virage, aspire les flèches peintes au sol, elle
s’enfonce dans l’obscurité du tunnel. Attention :
accolée à une cahute vide une barrière rouge, douane,
poste-frontière. Lui n’en a cure, la Lotus Seven
si fuselée qu’elle s’emmanche dessous, se faufile là où
personne ne passe.

S’en suit la discordance des superpositions d’époques, c’est le moment historique, les époques se superposent, passent de l’une dans l’autre .

Un jour à table, mon frère giflé parce qu’il ne veut
pas se faire couper les cheveux, pourtant courts, un
centimètre de plus et ce serait la débandade, la
chienlit dénoncée par le grand Charles qu’admire mon
père, et ma mère encore plus …“ le sien de père perdu
lorsqu’elle a six ans, l’âge que j’ai.

On se moque de moi qui veux rétablir la justice,
« défendre la veuve, l’orphelin », ce que je ne
comprends pas : comment aimer les belles mécaniques
bien propres et ne pas vouloir un monde justement
équitable, charitable, comment tolérer les monstres qui
font régner la jungle, la loi du plus fort est chaos, on
m’ordonne de ranger ma chambre.

Voici réglé, résolu une fois pour toutes le problème philosophique enfantin de la relation entre fiction filmée et réel filmé ou non :

Puis lui rentre chez lui, c’est ce qu’on voit, on en est
presque soulagé, le menton bien calé sur le velours du
pantalon. On anticipe, ouf sauvé, lui s’est mis à l’abri,
comme nous, à l’abri ce dimanche chez nous, enfin lui
nous ressemble, un homme avec une rue, une porte
d’entrée, des rideaux.

Un homme avec un peu de verdure sous ses fenêtres
…“ sort-il de chez lui le matin en robe de chambre ?
d’une main prend son journal, de l’autre salue le voisin,
respectable retraité qui promène son chien à heures
fixes, puis tous les deux rentrent dans leurs cuisines
respectives s’installent (le thé infuse) et lisent le Times ?

Ce que l’on peut s’imaginer dans le livre d’images
de nos têtes qu’on ne commente pas (saturé de facilités,
de ces clichés qui nous servent d’armature, l’Italien
chantant, l’ivresse russe, l’Asiatique fourbe, le flegme
anglais). Mais pas Lui. Lui, un homme réel, avec un
porte-clés, les clés de sa maison dessus.

Lui est un homme avec un porte-clés …“ peut-être sur
celui-ci ses initiales, ou un sigle, logo de Lotus Cars,
triangle à bords arrondis vert sinople sur fond de cercle
orange, Light is Right. Ces clés dans sa main tintent
comme une révélation. La preuve par clés que cet hom-
me est réel, puisqu’un homme possède des clés.

Ces réalités attestées sont comme des rêves car dans les rêves les images sont attestées conformes au réel. Alors nous sommes prêts pour le trouble. Mort ou non-mort.

L’autre nuit, rêvé de lui. Un couloir et une porte ouverte
sur une chambre, lui étendu sur un lit, rigide.
Puis redressé, assis, cherchant ses affaires, vêtements,
montre, chevalière. Mais tu n’étais pas mort ?
je demandais, et il fallait que je prévienne, dire à ma
mère que tout, son manteau noir, la cérémonie, on
s’était tous trompés.

Une erreur, je n’en revenais pas de cette erreur
incroyable. Tu n’es pas mort ? je continuais à dire, mais
il ne répondait pas, trop occupé à prendre en main
les choses, un pantalon bien propre, sa pliure bien
droite, refaire le lit, nettoyer ses lunettes, ses clés dans
la poche, cette façon à lui de bouger les épaules.

Vérifier que tout est parfaitement en place, le petit
bruit avec la langue, claquement qui dit qu’on est prêt,
qu’on peut partir maintenant. J’insistais : on a cru que
tu étais mort. Il prenait un air étonné un instant, mais
si peu, Où est ta mère ma poule, il demandait, sérieux.
Et moi je ne savais pas répondre.

On partait tous les deux dans le couloir à sa recherche,
puis je me suis perdue dans une autre histoire et je
ne l’ai plus vu. Je me souviens bien de ce rêve, du sou-
lagement intense éprouvé, incomparable, mon corps
bien trop poreux et bien trop vieux pour cette joie d’en-
fant démesurée, et la chute glacée du réveil.

On était sur une île, on dormait bien. Il fallait chercher
à s’enfuir peut-être. Le Prisonnier partait pour nous.
À sa manière de chercher des issues, obstiné, on sentait
que c’était difficile, qu’il y était contraint, qu’il nous
sauverait malgré nous des terribles désillusions par sa
volonté de s’extraire, quand nous savions seulement
dormir.

L’épisode « Danse de mort », agonie et mort du père, doux et très bouleversant, juste, est en position centrale dans le livre, épisode 4 sur 7.
Dans l’espace libéré d’après la mort s’installe le parallèle des vérités du père et de Bruce Chapman (lequel refuse d’être un n°, même « 6 »).

Est-ce qu’ils se croisent un jour ou l’autre quelque part ?
est-ce que leurs trajets respectifs leur permettaient
de se croiser, il est possible que l’un ait remonté la rue
d’une ville …“ par exemple Paris, rue Royale, rue
Lecourbe, rue Lepic, Montmartre …“ mains dans les
poches, pendant que l’autre la descendait (ça se
pourrait).

Il est possible qu’ils aient regardé le ciel au même
moment et pensé à la même seconde la même chose
exactement, et qu’ils se soient levés ensemble le
matin à la même heure ou endormi le soir en même
temps (peut-être ont-ils partagé le même dédale
brumeux d’un méandre de rêve sans qu’on sache).

Vieillards, ils ne le seront ni l’un ni l’autre, n’en
auront pas vraiment le temps, la mort les prend encore
vaillants (en 2006 et 2009, comme si de loin ils se
hélaient avec un 6 et un 9 en miroir). Tous deux sautent
directement à la case sans dents, sans yeux, sans goût,
sans rien du tout.

Enfin ces deux strophes, deux paragraphes, chapitre « Le Dénouement », pas loin de la dernière page :

Le dénouement du Prisonnier aurait été écrit en 3 jours
dans la douleur, McGoohan ne sachant pas comment s’y
prendre, le numéro 6 devient numéro 2, et constatant
que le numéro 1 n’existe pas, détruit le Village, anar-
chie, le monde entier est un Village, on dit que l’acteur
reçoit des menaces de mort, il quitte l’Angleterre.

Je ne suis pas partie, pas de menace en ce qui me
concerne. Je nous vois tous dans la même pièce, morts
et vivants ensemble. Une pièce petite, nous y sommes
serrés. Certains ont peu de place, restent debout
la main sur l’épaule de l’autre. C’est un salon salle à
manger, un rectangle au bout du couloir.

Les minutes se succèdent, de ces épisodes réguliers de 52 minutes, séparées les unes des autres comme des gouttes distinctes, renversement des événements revécus, les saisir vite dans leur apparition-disparition puis qu’on va vers la fin :

Ta chevalière, ta montre à la même place, les clés qui
tintent, les plis très droit du pantalon, ton pas
certain, tes yeux d’un jaune noisette si clairs sous tes
lunettes, ta façon résolue de nettoyer les verres
millimètre après millimètre comme tu replies et ranges
méthodiquement ton petit canif sur la table, je te
vois presque nettement maintenant.

Minute 49, encore un peu monsieur le bourreau, encore
une seconde, il va fuir, lui, le visage de mon père,
l’horizon, la carlingue fluide, j’ai essayé tu sais, j’ai
vraiment essayé, je ne sais même plus si je voulais
entrer dans l’île ou en sortir, qu’est-ce que j’ai fait, on
s’est perdu ?

Casting, creator, assistant, director, editor camera
operator, morceaux par morceaux un grand-bi
se construit sur la musique de Ron Grainer, puis une
sphère naît, remonte, toute blanche, flotte au milieu
de nulle part, nous n’étions pas des numéros tu sais,
nous étions éphémères et drôles, arachnéens et
simples, la boule dérive, renonce, s’en va, déconte-
nancée, penaude, bredouille.

*
Christine Jeanney, Lotus seven, aux éditions le lampadaire.

*
Source de l’image (oui, la « Lotus seven » de la série) : Bexim, CC BY-SA 3.0 <https://creativecommons.org/license...> , via Wikimedia Commons. Et dans Lotus seven, p. 29 :

Lui sait des choses. Écarte largement
le WAY OUT une fois descendu de voiture, KAR 120C
inscrit sur la plaque minéralogique. Lui sait ce que
disent les sigles, le sens caché des initiales (...)

10 juin 2022
T T+