Carl André : Poèmes visibles | par Vianney Lacombe
Carl André parle une langue qui n’a pas d’usage et qui est compréhensible dans toutes les autres, constituée d’énergie pure volée à des fragments de descriptions techniques, de compilations de documents historiques, ou encore d’extraits de journaux de voyages, qui ne présentent pas d’intérêt particulier, mais lorsqu’ils sont superposés selon un rythme binaire ou tertiaire, chaque ligne joue sa propre partition visuelle et se répète à intervalles réguliers , empruntant le vocabulaire de chacune d’entre elles pour donner un court instant une autre représentation que celle de la ligne précédente, sur fond de bandes de papier qui délimitent les apparitions des fragments successifs.
Carl André montre qu’il est possible de donner une autre dimension à l’écriture du poème, dans laquelle le mot n’a plus de signification mais une orientation, un comportement différent de celui auquel nous nous attendons, une matérialité qui prolonge l’impact visuel que l’arrangement des mots de Carl André provoque chez nous ; ainsi l’un de ses poèmes est constitué d’une somme de 9 carrés remplie de chiffres de 1 à 9 qui montrent que leur concentration est plus explicite que leur énonciation isolée, et ils prouvent par leur réunion qu’ils ne sont pas seulement des chiffres mais des surfaces qui dialoguent dans un espace composé de 9 carrés occupés par des chiffres différents dont la fonction n’est certainement pas de compter quoi que ce soit, mais de montrer la somme des sommes de leur réalité en leur donnant une dimension qu’ils n’atteignent jamais lorsqu’ils sont séparés.
Les poèmes de Carl André ne sont plus dédiés à la lisibilité de l’écriture, mais à la visibilité de cette présence muette, composée de mots dont les différentes directions sont créatrices de l’attente d’un sens qui libère de la place devant elle, avec ses hauteurs et ses largeurs, ses rotations que la reconnaissance des lettres nous oblige à suivre, tout en nous éloignant de toute discursivité, sentiment, anecdote, pour se consacrer à l’avènement pur de l’espace qui se convoie le long des mots, laissant peu à peu de côté la forme des lettres pour s’habiller du vide qui les entoure. Mais cette vacuité n’est pas vide : elle est visible, elle emprunte à la représentation forme et couleur, tout en restant un médium littéraire dont les poèmes tracent le portrait en différentes circonstances, dans des lieux désertiques ou occupés en surabondance.
Carl André écrit la majorité de ses poèmes pendant les années 60 et 70, juste avant de réaliser l’œuvre sculptée que nous lui connaissons, mais il est permis de penser que son œuvre poétique, avec des moyens beaucoup moins spectaculaires, met en scène un espace d’une plus grande complexité que la neutralité affichée de ses installations, comme si la maniabilité des mots offrait une matière plus riche de sens que la répétition de la même unité de bois ou de métal que nous trouvons dans ses sculptures.