Catherine Voyer-Léger / Nouées

Qui est la mère d’un enfant ? Longtemps on a pu prétendre que la question ne se posait pas en vertu de l’irréfragable principe de droit romain : « Mater semper certa est » : la mère était celle du ventre de laquelle l’enfant était né. Dans un texte aussi ancien que la Bible, c’est pourtant bien cette question de l’identité de la mère que viennent poser à Salomon les deux femmes qui se disputent un même enfant. A quoi le juge très sage reconnait la mère dans ceci qui n’a rien à voir avec le corps maternel : la mère est celle qui veut que l’enfant vive. [1]
Loin du folklore des romans populaires avec ses figures de mères contraintes d’abandonner l’enfant qu’elles venaient de mettre au monde et qui, même des décennies plus tard, ne manquaient jamais de le reconnaitre au premier coup d’œil - « Ô sang de mon sang, âme de mon âme, te voici mon fils (plus rarement « ma fille »), viens dans mes bras » -, les apports des techniques contemporaines de procréation médicalement assistée ont pourtant introduit de multiples variations quant à l’identité maternelle : qui est la mère entre celle qui aura donné l’ovule, celle qui aura porté l’enfant en elle le temps de la grossesse, celle qui aura veillé sur lui à l’aube de sa vie, celle qui aura été mère déclarée par la loi et celle qui aura pris soin de l’enfant petit et l’aura élevé jusqu’à ce qu’il puisse se passer d’elle ?
Toute autre et moins techniquement exigeante, l’adoption est une forme ancienne et répandue de transfert de maternité d’une femme à une autre ; chaque société, chaque culture a défini les règles et modes en vertu desquels il peut s’effectuer.

C’est autour de cette interrogation sur ce qui fait qu’une femme devient mère de cet enfant-là, que se déroule Nouées de Catherine Voyer-Léger.

En un émouvant récit, l’autrice retrace comment une femme célibataire, bientôt quadragénaire, décide de s’inscrire dans une démarche d’adoption, telle qu’elle existe au Québec, et rencontrera ainsi l’enfant dont elle deviendra la mère.

Banque mixte. C’est par ce nom étrange, opaque et sans fantaisie qu’on désigne les parents qui souhaitent adopter un enfant placé sous la protection de la DPJ. [2] Entre nous, on s’appelle ainsi les banques mixtes. Être adoptant potentiel en banque mixte, c’est accepter que l’enfant ne soit pas le tien pendant longtemps et que tout soit mis en place pour te le rappeler
Mon enfant pourtant. [3]

Nouées est le récit de cette expérience bouleversante de devenir mère par cette voie de la « banque mixte » jusqu’à s’entendre un jour nommer maman.

Maman, maman Catherine.
Elle chantonnait. Nous étions à trois coins de rue de la maison, de retour d’un petit séjour à la campagne. Comme ça, sans avertissement. Elle n’avait pas deux ans.
J’étais devenue une maman.
J’étais devenue une comptine. [4]

Découpé en trois parties, le texte raconte comment s’est formé puis affirmé un désir d’enfant qui amènera la narratrice à dépasser la culpabilité qui l’étreint depuis toujours pour s’éprouver enfin comme pleinement mère de la petite fille qui lui aura été confiée.
La première partie, Au commencement du monde [5] (2017), retrace différents moments de la décision, de l’attente puis de la rencontre de la mère-en-devenir avec l’enfant qui pourrait devenir adoptable, mais qui pendant un temps long, restera l’enfant de sa famille d’origine. À petites touches sont évoquées des scènes qui illustrent ce que ressent et ce que traverse comme doutes et incertitudes celle qui s’avance sur un chemin semé d’embûches et de surprises, avec ses ralentis et ses accélérations, un chemin surtout qui ne va pas forcément là où elle pensait aller

Il a dit : Veux-tu prendre quelques jours pour y penser ?
Non.
Je ne faisais que ça depuis des semaines, y penser. Et plier des pyjamas. Et chanter.
Oui, ce pourrait être ça, le point de départ de notre histoire, ce moment où il me semblait urgent que l’urgence devienne imminente. Ce moment où moi, à qui on reproche toujours de trop penser, je ne voulais penser du tout.
J’avais des berceuses qui me sortaient par les trous de nez.
Dire que cette enfant ne m’a jamais vraiment laissée la bercer… [6]

Les réflexions sur l’étrange, et injuste, situation de celle à qui la société confie une enfant pour qu’elle en soit la mère, lors même que la mère de naissance ne souhaite pas la confier en adoption et que la première famille d’accueil aurait bien voulu pouvoir l’adopter sont remarquables de lucidité ; rarement les a-t-on lues ainsi exprimées dans leur subtile ambivalence. Dès lors, comment ne pas se laisser empoisonner par la culpabilité qui ne demande qu’à s’installer ? Comment ne pas verser non plus dans le cliché du « elle est bien mieux chez moi » ?

Elle était bien.
Il faut le dire et le répéter. Cette enfant était bien où elle était avant de me rencontrer. Cesser d’imaginer que je l’ai sauvée des eaux. Elle était bien. Si elle est venue chez moi plutôt qu’ailleurs, c’est un hasard administratif plus qu’une rencontre astrale. Il faut le dire. Se le rappeler. C’est important. [7]

Comme devenir mère incite à revisiter à la fois sa propre enfance et la façon dont on a été « fille de », la deuxième partie de Nouées, Chocolat (1984) est une tentative de la narratrice pour retrouver quelques souvenirs de sa toute petite enfance, elle qui en a si peu : Si j’avais eu droit à un vœu en devenant mère un seul, j’aurais choisi d’avoir des souvenirs de ma petite enfance.  [8] Certains lui reviennent pourtant, qui portent déjà l’ombre de la culpabilité comme lorsqu’elle se revoit chantant Petit papa Noël, qu’elle entend soudain les mots dehors tu vas avoir si froid / c’est un peu à cause de moi et qu’elle ressent alors le poids de ce qu’elle perçoit comme sa faute.
D’images en souvenirs, la narratrice revisite quelques moment de son passé d’enfant plus grande. Elle retrouve sa peur constante d’être abandonnée par sa mère, et sa joie immense de l’avoir retrouvée après une cure de désintoxication qui lui aura paru infiniment longue.

Alors mon souvenir arrive dans ma bouche. Mon père achète des fudges glacés, ces popsicles faits d’un chocolat dense sur lesquels se forme une petite couche de frimas qui vous donne le sentiment que la langue pourrait y coller. Un rêve : la langue collée sur le chocolat.
Mon premier souvenir. Ma mère est là, le soleil là, et j’ai la bouche pleine de chocolat. [9]

Devenue mère, je prends la mesure de l’inquiétude qui traverse ma propre enfance. Avoir une mère. Avoir peur de sa mère. De ses impatiences. Avoir peur pour sa mère. Je m’inquiète de toi, qu’elle me dit avec sa grammaire approximative. Avoir peur que tout, de perdre sa mère. p.78

Avec Passer proche (2001) la troisième partie, Nouées semble s’éloigner un moment de la question de la maternité mais c’est pour mieux revenir, autrement. L’autrice évoque son passé tourmenté de jeune femme mal dans sa peau, « dans la marge sans être marginale » [10], jamais certaine d’avoir sa place dans le monde :« J’ai grandi en traînant en moi cette croix – ou était-ce une enclume. Je me vivais comme un poids. J’avais l’impression de déranger, de dépasser de partout. » p. 103

La suite montre comment d’événements dramatiques en expériences douloureuses, elle a vu se transformer son rapport aux autres et au monde, et comment la culpabilité a pu céder la place à la responsabilité.

Il a fallu alors que la vie me devienne précieuse.
[…]
Je ne peux pas lui faire ça.
Mon enfant tissée d’abandons, j’ai voulu lui donner l’abondance. L’amour sans limites, indestructible. Je veux lui offrir un quai solide parce qu’elle doute tellement.
Je ne peux pas lui faire ça.
En ce moment je dois survivre parce qu’elle a besoin de moi. Parfois, je la regarde dormir et je me dis : Je suis toute sa vie. C’est vertigineux. Ce ne sera pas toujours ainsi mais pour l’instant je suis toute sa vie. Elle a besoin de moi [11]

Le texte se termine sur une note plus apaisée quoique non dénuée d’une certaine angoisse, celle de craindre ne pas pouvoir toujours être à la hauteur des attentes de l’enfant qui dit « Je te confiance ».
Aussi aimée que soit l’enfant, aussi pleine d’amour et de bonne volonté que soit la mère, elle se sait faillible. Mais n’est-ce pas précisément ce savoir-là qui permet à une mère de ne pas devenir monstrueuse ?

Catherine Voyer-Léger, Nouées, éditions Québec Amérique, collection III, 2022.


José Morel Cinq-Mars
5 janvier 2023
T T+

[1Premier Livre des Rois, 3, 16-28.

[2Direction de la Protection de la Jeunesse, l’équivalent québécois de l’ASE française.

[3p.18

[4p.77

[5Du titre d’une chanson de David Portelance, popularisée par Fred Pellerin

[6p.23

[7p.23

[8p.49

[9p.60

[10p.104

[11p.142