« Ce qu’est écrire avec Tanguy Viel »
Tanguy Viel poursuit au lycée Lavoisier (Paris V) l’expérience engagée lors de deux précédentes résidences à Clichy-sous-Bois, en 2011 et 2015, avec la même professeure, Sylvie Cadinot-Romerio, qui nous en parle :
Ce qu’est écrire avec Tanguy Viel
Cela peut sembler paradoxal : ne la connaissent-ils pas déjà ? ne la leur enseigne-t-on pas ? Je ne crois pas, ou rarement et par aventure, quand dans un texte quelque chose dissone et résiste trop pour ne pas laisser deviner un problème encore irrésolu. Est alors offerte la possibilité d’entrevoir ce qui conditionne l’existence même de l’écriture : sa négativité, l’impouvoir qu’elle ne cesse d’affronter et qui exige d’elle un incessant renouvellement, l’inquiétude qui la porte. Mais cet envers négatif où elle s’origine est le plus souvent occulté par le savoir positif dont elle est l’objet et à travers lequel elle devient un style d’auteur, une forme accomplie, une langue dominée. Une telle approche est naturellement légitime : comment ne pas envisager une écriture achevée dans sa puissance de saisie, ses bonheurs ? On peut même se demander pourquoi il faudrait en dramatiser ainsi la genèse et vouloir apercevoir dans ce qui résulte d’elle, des signes de lutte, la trace de ce qui a échappé et qui appelle. Ne risque-t-on pas d’en éloigner les élèves ? Il me semble au contraire que sa seule hypostase, une fois passé le plaisir de l’admiration, maintient davantage à distance en passant sous silence l’épreuve du négatif que l’écrivain a traversée et qu’ils devront faire eux-mêmes s’ils veulent s’y initier : celle des limites de la langue commune, celle de sa première impuissance à dire ou de la fausse aisance que donne la reprise de formules apprises.
Une initiation à l’écriture n’est donc pas une tâche facile pour un écrivain : il s’y expose.
Il y expose son autorité, du moins la représentation scolaire que les élèves s’en font : celle d’une maîtrise absolue sur le langage et sur les formes. Quand en classe il parle de son travail en évoquant non seulement le contentement intérieur que donne l’œuvre achevée et reçue par laquelle il a réussi à saisir ce qui était d’abord fuyant, mais aussi le mécontentement où le laissent tel passage, tel aspect qu’il juge inaboutis, le malaise des élèves est palpable, jusqu’à ce qu’ils comprennent que c’est justement là que se trouve son autorité : dans son exploration toujours inachevée des possibilités de sa langue, dans sa recherche à la fois avertie et inquiète de formes verbales qui puissent déplier ses pensées et leur donner corps.
Il s’expose encore à une autre difficulté, plus grande : combattre une idée préalable de ce qu’est écrire, ou plutôt bien écrire, et amener les élèves à distinguer entre la pratique scolaire qui est liée à cette construction culturelle, sans remettre en cause l’office qu’elle remplit, le conservatoire de la langue qu’elle permet, et l’écriture littéraire à laquelle il les initie, pour laquelle la langue est un laboratoire, et qui oblige à renoncer aux noms-étiquettes qui ont déjà été mis sur les choses, aux formules usées qui ont déjà fait leurs preuves. Ecrire en ce sens n’est donc pas une expérience plus facile à faire par les élèves qui disposent de moyens linguistiques et rhétoriques que par ceux qui s’en sentent démunis. L’écrivain doit aider les uns à s’arracher au silence où ils sont tentés de s’abîmer, les autres à se libérer de l’enveloppe de mots dont ils s’entourent volontiers.
C’est pourquoi il est juste de dire d’un écrivain en résidence dans un établissement scolaire qu’il s’engage.
Il est juste de le dire de Tanguy Viel au lycée Lavoisier de Paris, qui y engage sans réserve son temps, comme il l’a fait dans le passé au lycée Alfred Nobel de Clichy-sous-Bois, pour parler aux élèves de ses œuvres (ses romans, ses essais, ses chroniques de voyage, son livret d’opéra), pour leur expliquer son travail d’écriture, et pour leur en proposer un : afin d’éviter le double écueil du manque et de l’excès de mots, la matière que nous avons choisie de travailler en atelier est celle de la vie ordinaire, telle qu’elle est cependant vécue par chacun en personne, dans une singularité irréductible, encore innommée et souvent encore inaperçue.
« Transformer l’expérience en expression », s’efforcer de la rendre « palpable » dans le « grain » d’une voix, jusqu’à avoir « le sentiment de faire corps avec son texte » : c’est ainsi que lors de la première séance l’écrivain a présenté le projet aux élèves, précisant qu’il leur indiquerait des voies d’accès possibles à ce réel, mais que ses propositions d’écriture seraient volontairement « nébuleuses » pour éviter qu’elles ne se figent en recettes.
L’une d’elles a été la « longue phrase virgulée » du Perec de L’Homme qui dort, avec son « TU qui fait tourner et se mélanger la réalité intérieure et la réalité extérieure », avec son « atmosphère flottante d’homme qui rêve ». A. s’en est saisie, donnant à son fragment une « phrase conclusive » qui, comme le lui a dit l’écrivain, fait brusquement « infuser ce qui était déjà là dans les phrases précédentes » :
Tu observes la ville à travers les fenêtres sales du train, le soleil coule dans les squelettes de béton gris, tu laisses les bruits autour de toi se fondre pour former une rumeur floue, tu te concentres sur les immeubles qui défilent le long des rails comme un décor en carton, le paysage forme une ligne d’images imprécises se mouvant sous un ciel bleu. Tu sais qu’embrasser le crépuscule ne suffira pas à te soustraire à un destin commun.
Mais cette rencontre immédiate d’une proposition et d’une expérience avec laquelle elle entre en résonance est bien plus rare que le tâtonnement.
Une initiation à l’écriture littéraire met en effet à l’épreuve des préconceptions qu’on ignorait être des empêchements.
Une croyance dont il est parfois difficile de se défaire est celle de l’existence d’un mot dans la langue, du mot, qui serait capable à lui seul de capter, d’encapsuler, tel aspect singulier de l’existence. Des élèves sont ainsi longtemps à la recherche de « mots justes », nous proposant des termes qu’ils jugent approximatifs, nous demandant des synonymes, n’arrivant pas d’abord à admettre que ceux-ci puissent ne pas exister, que leur langue puisse ne pas avoir déjà tout nommé, tout qualifié, et qu’il faille employer plus d’un mot qui tous nomment d’autres choses, signifier par des assemblages. Peut-être est-ce la poésie américaine, sa conception artisanale de l’écriture, comme Tanguy Viel l’a expliqué aux élèves, la possibilité qu’il leur a offerte de rendre, comme Paul Blackburn, la densité d’un lieu dans un bloc-texte et par un phrasé, qui ont permis à L. de se libérer de cette croyance et de dire son « rouge » par une disposition graphique de termes apparemment incompatibles :
Le cabanon rouge,
le rouge du sud comme dit maman,
pour moi c’est le rouge du cabanon.
Cette couleur mouvante imprégnée dans les planches de bois, vieillit,
qui ne cesse de fleurir,
certains morceaux se fissurent,
tombent dévoilent un gris décevant, mais sa ténacité.
Pour ceux qui sont animés par une véritable exigence de nomination, la découverte de ce qu’est écrire commence souvent par une recherche inquiète, le sentiment de leur impuissance, leur exaspération devant les limites des usages ; mais c’est ce moment négatif qui les conduit à l’écriture.
Un autre envers paradoxal du désir d’écriture est la résistance qu’il faut parfois opposer à son goût pour les textures verbales homogènes, à sa propension à l’homogénéisation de son dire, et qui, quand ils se combinent à la tentation naturelle de s’abandonner aux mots et à leurs jeux, entraînent l’oubli de ce qu’on cherchait à saisir. Des élèves l’ont notamment découvert avec la proposition que l’écrivain leur a faite de « se représenter leur intériorité en espaces » en cherchant à suivre au plus près leurs perceptions internes, comme Henri Michaux dans « Mes propriétés ». Il leur a fallu ne pas céder à l’envie de filer la métaphore et de construire un bel objet verbal, brillant mais aveugle ; ils ont dû renoncer à bien écrire, au sens convenu des termes, pour pouvoir s’écrire, pour mieux poursuivre leur vision intérieure changeante, au risque de déliaisons, comme l’a fait R. :
Le vide intérieur. Rien, que le néant. Cette infinie salle blanche, lumineuse, où je me vois me poser des questions. Ce vide change pour laisser place à une autre forme de vide. Il n’y a rien sauf deux miroirs face à face et entre eux il y a moi. Alors je regarde un des miroirs et me vois en millions d’exemplaires, et même en milliards, jusqu’à ce que je ne voie plus le bout de cette ligne de moi-même en train de faire le même geste répété par ces clones. Je me demande si ma vie n’est pas qu’une simple copie de celle d’un autre. Je me vois alors en haut de cette falaise en train de regarder l’horizon. Je cherche l’endroit où cette immense mer si grise et agitée va s’arrêter mais je ne vois rien. Le temps se couvre, le vent se lève. L’herbe verte et humide remue de plus en plus vite. Je me penche pour voir cette plage de galets au pied de la falaise. Le vent m’entraîne et je tombe. Je m’écrase sur la plage et me relève dans une salle noire sans lumière sans bruit. Cet espace est l’opposé de l’étendue de vide, il y a tout devant moi. Tous les objets qui m’ont appartenu de ma naissance jusqu’à ma mort. Je reconnais certains objets mais certains me sont inconnus. Tout me surplombe et commence à s’effondrer sur moi jusqu’à m’enterrer. Je reprends connaissance plus tard dans une salle blanche, je ne me souviens de rien. Le vide intérieur, rien que le néant. Cette infinie salle blanche lumineuse où je me vois me poser des questions.
Ainsi « ce qu’est écrire », a dit l’écrivain lors d’une autre séance (hors-les-murs, sur les quais de Seine), c’est « essayer de résoudre l’équation difficile de l’expérience et de l’expression », chercher comment « faire coïncider le langage et l’existence ». Soit ce problème apparemment insoluble : la contrariété de la phrase dans la successivité de ses éléments et de l’existence simultanée des choses autour de soi, avec leurs vibrations, leurs mouvements. On ne peut en espérer la résolution qu’en explorant les ressources de la langue, qu’en la poussant aux limites de ce qu’il lui est possible d’exprimer. Tanguy Viel a alors proposé aux élèves de noter sans ponctuation ce qui apparaît, en s’efforçant d’allonger le temps de notation jusqu’au plan-séquence. Par ces phrases continues, H. et M. se sont efforcés de restituer à la fois l’unité de leur perception multiple et le flux désordonné du réel :
Ils ignorent les roms qui vendent du muguet c’est noël et les flocons de neige mouillent les cheveux des gens groupés devant le Franprix Noé et les drapeaux de la coupe du monde pourtant finie décorent le pub où trainent les alcooliques.
L’effervescence de la place st Michel grimpe le long des façades des immeubles qui encerclent le carrefour et qui jettent leur ombre froide sur les vélos piétons et voitures dont la fumée des pots d’échappement s’élève dans le ciel coloré par les lueurs matinales tandis que les néons les enseignes et les visages des passants s’allument et s’éveillent.
Quand, le premier semestre terminé, les ateliers ont pris fin pour le groupe d’élèves de seconde dont les textes ont été cités, l’un d’eux m’a dit que désormais le mardi matin quelque chose lui manquait, dont il n’avait pas eu conscience sur le moment peut-être à cause de l’horaire très matinal, mais qui lui apparaissait désormais et qui était comme une présence à soi-même que l’écriture avait rendue intense.