Chapitre 1. Les adieux. Octobre 2010

Est-ce ce vieil arbre que je connais depuis toujours, ceint de murailles brunes et de vieilles pelouses d’occident- ou les pierres de ma maison masquées de lierres dans lesquelles se cachent ces petits insectes étincelants vers lesquels se penchent les enfants du village, qui me coûtent à quitter ?
Est-ce, plutôt, maintenant que le départ est sûr, que tout est prévu pour ce départ, ce qui s’attache à ce paysage avec une familiarité soudain déroutante qui trouble mon sang et sape mon courage ?
Ce n’est pas la première fois que vous partez ? m’a demandé mon jeune voisin avec qui je fais le tour de la maison.
Pour fortifier une frontière, si, c’est la première fois, lui ai-je répondu.
Je quitte ma femme, et ma terre, et un passé qui n’ira plus jamais de soi. Je quitte ce qui me coûte sans que j’aie assez d’heures devant moi pour épuiser toutes ces matières de paysages de campagne qui ont formé ma jeunesse méditerranéenne. Je rêverai de ces bêtes, et de ces femmes et de ces hommes, de cette abondance végétale, de nos clôtures, de nos haies, de la buttée des ponts du village, des axes qu’ont empruntés les étrangers que nous avons accueillis. Je m’assois devant ces presses à huile qui ne représentent déjà presque plus rien ; je quitte mes écuries et l’odeur du bois et du cuir et du crin quand je m’endors encore une fois contre le bat-flanc derrière lequel frappe le pouls infatigable de mon cheval ; je quitte le linge et les draps que les bras d’A. ont serrés toute la nuit.
Et ces trajectoires successives et journalières –faisceaux de pluie d’or électriques dans ma mémoire dès que je me lève depuis trente et un ans- m’auront-elles suffisamment marqué au point de ne pas avoir la sensation que je vais me perdre là où je vais ?

D’un mouvement qui n’est pas le mien, je dégage, encore uni et déjà plus, je rends sa virginité à cette parcelle d’une existence qui devra se passer de moi. Je disparais de ce qui pourrait être, je ne foncerai pas ici, densité opposée au grand astre, je jouerai, cil, grain, flocon promis à la capture, rien électrostatique porté à la lumière par l’ombre qui couvrira, à peine posées, mes empreintes, je prendrai la transparence des corps emportés par la courbe qui donne là-bas l’illusion d’une horizontale, je prendrai cette progressive consistance que les souvenirs comme les songes finissent par ne plus soupçonner.
Partir pour une confusion des signaux, partir pour une trop grande baie, partir, tremblement de toutes les fréquences, grand branle des tambours et des fifres, les marches sont ouvertes, les fanfares les guident, toute la musique de mon enfance vient battre derrière mes tympans, les pieds des hommes passent après avoir franchi la boue, après avoir perdu leur monture, les pieds des hommes dont le rang a tenu, que la poussière entoure, que la paille a gardés du froid toute une succession de nuits.

au début rien
au début il n’y a rien presque rien je le dis seuls
les contrées forêts plaines cols villages plats creux touffes bétails fratries rien au début seuls qui croupissent sans savoir avoir idée sans soupçonner la vastitude la majesté les horizons miracle variété du monde croupissent et leurs paysans marchands seigneurs de guerre petites cliques petits trafics avec un esclave quand on peut mais esclave de rien bouche à nourrir qui fait bien dans sa maison esclave pacotille bimbeloterie esclave joli ce n’est rien il n’y a rien strictement rien au début par les provinces les contrées qui n’existent n’affleurent n’affermissent dans leur terroir pourriture isolement idiotie et ces ignobles lapent la terre de leurs ancêtres qui ont pourri pourrissent en creux seuls vallées plaines cols routes bétails fratries pourrissantes et hasard parfois trouvent sur leurs langues des pépites de sel pendant que font pâle figure leurs dieux des flaques ou des fourrés

Avant le départ le sable se soulève. Les feux. Les toiles humides. Les couvertures. Les cuirs. Les corps avant le départ, levés. Et les forces, contractées par réflexe, remontent à l’intérieur des peaux, à l’intérieur des fibres, à l’intérieur des chairs qui attendent leur tonique, qui ne le trouvent pas, qui en gardent la soif, les forces se ramassent, dans un prodigieux coup d’Achille, sur elles-mêmes, les forces dérobées aux genoux, dérobées aux voûtes plantaires, décevant les reins, remontant vers la bouche à gober du néant, c’est le tremblement de la minute, le départ, soulèvement de buée, rien n’est certain, l’effet se communique à la terre depuis l’horizontale insaisissable à quoi mon enfance aspirait, passé la ligne, aucune langue ne se distinguera du bruit, reflux au moment d’avancer, retour contre soi, pas un prochain corps, fermeté où appuyer sa faiblesse, faudra marcher avec les autres dont le pied n’est pas plus sûr, il faudra, sourd, imbécile au monde, s’élancer qui sait vers quelle île, vers quelle stèle du bord du chemin dont je ne saurai jamais ce que les signes qu’elle porte indiquent, s’il faut passer, s’il faut s’incliner ou se mettre à genoux.
Partir rejoindre la compagnie de mes semblables dont je n’aurai pas connu un seul, dont mes paumes, dont les doigts n’auront pas touché un seul. Je coulerai.

Sous le sable, le récit, son arc, son foyer.
Je suis déjà rempli de bruit, déjà tout autre, emboîtant le pas des saltimbanques, des échasses montées par des bouffons aux faces blanches, au bonnet en étoile dont les branches portent le grelot. Cortège, je te rejoins en oubliant sur la table ma flasque et mon matériel à collets. Les balles montent entre les mains des hommes qui s’ouvrent et qui se ferment sur rien comme des poings d’enfants, le vide appelle. Les tambours en avant franchissent à chaque pas la ligne de la crainte, la chamade fait avancer le pays. Et l’air à mes poumons devra se présenter avec une densité différente, une salinité peut-être, une charge en azote, les lumières seront froides et les métaux lisses.
Prêt. Pour quelle expulsion, sifflé par les flûtes qui ouvrent la plaine de leur aigu malheureux, déjà puissant, appartenant aux centres glauques et disputés d’une mer intérieure, aux femmes poissons que les marins racontent ?
Parce que ce cœur qui n’est pas le mien a diffusé le poum et le tchac d’une expansion, d’un étranglement et d’une expansion, je m’en vais poser le pied dans le piétinement des hommes, le tchac et le tchac des talons qui ne se sont pas faits au terrain, pas faits à la marche, qui voudraient encore n’être pas partis, je suis enlevé par la force d’une parole que j’ai dû donner à quelqu’un et qui s’est mise à grossir, avec sa racine en bulbes logée dans mon épine dorsale, restée un temps inactive, endormie, je ne sais pas, qui est restée, entre mes omoplates, sans consistance, rien, avant de se mettre à grandir, avant de se mettre à pousser dans mon dos, avant d’adopter cette lubie de croître, cette passion de la lumière, éros, cette érection en branches depuis mes os, depuis ma moelle, je suis enlevé par le feuillage qui prend le vent dans mon dos, c’est le mouvement qui me soulève depuis mes battements d’enfant, depuis mes mimiques, mes étranges visages amiraux, mes généraux, mes capitaines, mes étoilés qui se composaient sur ma face et qui me quittaient à leur heure en emportant mon parler naissant dans leur vapeur où il se défait, je suis soulevé, depuis le bruit que je faisais avec ma bouche en soufflant dans mon poing, moi, pavillon, un œil en rogne depuis que le soleil m’est arrivé sur la gueule, je suis soulevé parce que la compagnie se lève, c’est le jour et c’est l’heure, parce que quelque part chez les étoiles les bâtonnets ont rendu leur verdict et voilà que le signal nous est tombé dessus. Et cette parole qui était allée s’enterrer sous le sable, voilà que le piétinement l’a levée, qu’elle aussi, sautillant deux minutes entre les bâtonnets avant qu’ils se déposent, elle m’est retombée dessus. Adieu. Je passe.

Depuis trois jours je suis un rôdeur qui traîne son pas lourd et lent auprès d’A. Elle me donne parfois un signe de confiance, on dirait qu’un feu s’est fixé dans ses prunelles noires et qu’il attend que nous nous enfoncions dans notre dernière nuit pour descendre tout proche de mon visage, tout emporter. Son visage est triste mais ses yeux scintillent. Elle ne me questionne pas sur la durée de ma prochaine absence. Elle ne me questionne d’ailleurs sur presque plus rien depuis que je me suis mis à attendre le jour de mon départ. Le rire d’A., son rire d’enfant, où va-t-il disparaître ? Au réveil A. a ouvert comme chaque matin la fenêtre de notre chambre, elle m’a regardé avec l’impuissance d’un sourire d’enfant. Elle souriait vers nulle part. Dans l’encadrement de la fenêtre, tel que j’étais allongé, je devinais derrière ma femme, la dernière branche, la plus haute et la plus maigre, du vieil arbre qui oscillait au bord du vide.
Ce sont les conditions mêmes, ai-je pensé, d’un cauchemar.
Je me suis levé, soulagé de traverser le village et ses murs éclaboussés de ce soleil qui, ici, ne semble jamais descendre, qui disparaît seulement dans le fond du ciel et vous serre solidement, avec une joie qui engloutit vos peurs.
J’ai observé.
Et tout ce que je n’ai pas su ou pas pris soin d’observer depuis toutes ces années, ce que j’ai négligé, j’ai cherché à les comprendre et à les retenir.
C’était trop tard pour savoir ce qui prévaudrait.
J’ai quitté ma prairie, mon jardinier qui est le dernier, dans mon enclos, à m’avoir vu. Il faisait encore beau et pourtant le ciel sur la route au loin commençait à se déchirer et, machinalement, j’ai ri devant les yeux sombres de mon ami qui me dit que mon rire était le même que celui de A., et qu’à cause de cette ressemblance il pourrait, sans effort, se souvenir de moi.
Il avait, ce jour-là, une façon haletante de me parler.
Je ne pourrai pas me rappeler ce que je quitte sauf en inventant d’autres paysages que je prendrai pour le mien. Et je sais que je n’aurai pas assez d’imagination – qui a toujours été fragile, mon père puis mes maîtres me l’ont assez répété- pour que ce que j’invente soit chaud, ductile et fortifiant comme ma vie auprès de A.

au début rien il n’y a je le dis
seuls forêts plaines cols villages creux touffes bétails seuls c’est-à-dire désert c’est-à-dire nuit c’est-à-dire vide c’est-à-dire manque c’est-à-dire sans Teneur sans Soleil sans Cæsar manque manque depuis toujours manque depuis le premier crachat des Titans puis ensuite alors là c’est-à-dire que vient-il Cæsar passé sous Cæsar donne Empire les contrées ça bouleverse tout quand forêts plaines cols villages prennent sens épaisseur une plaine un col de tout temps objet du temps secret du temps accomplissement des temps avènement de toutes les natures oui car civilisation oui car sagesse oui car connaissance oui car morale oui car tempérance oui car culture oui car liberté oui car égalité oui car solidarité oui car partage oui car sécurité oui car quiétude oui car commerce oui le peuple oui le progrès oui la santé oui le droit oui marmailles de la louve câline

Nous redécouvrons le plaisir. Nous ne l’avons jamais connu. Nous faisons l’expérience de l’inédit. Nous faisons l’expérience de la jouissance et nos corps pénètrent une compréhension nouvelle. Nous faisons l’expérience d’une compréhension sans mots. Nos corps jouent et jouissent à l’abri des yeux du monde. Nos corps font une lumière qui les rend visibles depuis tout point du monde. Nous sommes dans la chambre. Nous sommes le corps de la chambre. Nous faisons l’expérience de nos corps offerts à la chambre du monde. Nous sommes les rires en éclats, nous sommes les cris, nous sommes le plaisir et joie. Nous ignorons les fracas du monde. Nous ne sommes pas dupes. Nous sommes un corps insolent dans le monde en son état. Nous sommes un autre fracas. Nous sommes deux corps couplés modifiant tous les flux du monde.

Monter sera toujours un mouvement musical. Un nombre proche du zéro commence, c’est-à-dire une onde qui appartient encore au néant, à son bourbier sonore, aux vibrations qui se perdent, une onde infinitésimale commence, qui appartient encore à la perte et qui, déjà, depuis le fond indistinct de tout ce qui s’agite et remue de la nuit, prépare le passage du seuil, et c’est le son qui va partir du silence, du faux semblant de silence qui le tenait en lui, disparate, gâché, perdu d’avance, c’est le son, ça commence, ses balbutiements qui sont des miracles, ses gutturales, ses explosives, ses fricatives, ses sifflantes, le son prend. Quel phénomène ? Avant qu’aucune oreille ne soit là pour entendre, la grande gueule pleine de cire et de glu dorée s’est ouverte et c’est le lâcher des bourdons qui vont inséminer notre histoire.
Je pars de cet effondrement du rythme qui me tient debout depuis le centre de mon thorax, je pars, tardif et pas bien ferme, espérant.

A. est parvenue à s’attacher avec une joie confuse aux femmes et aux hommes du village. Elle les a attendus. Elle n’a pas lutté pour leur appartenir. Pas comme moi.
Année après année, ses yeux se sont faits à eux.
Il faut vous dire qu’au départ, moi, je ne suis pas d’ici.
A l’Automne dernier un homme prénommé Cassius est venu s’installer au village. Il est entré dans ma maison, il m’a parlé des Mémoires qu’il rédigeait sur le règne de Trajan, puis de ses nombreux voyages, et j’ai écouté les histoires qu’il me livrait comme un bloc brut de souvenirs personnels mêlés de prodiges et de présages et d’histoires rapportées.
Puis il m’a dit :
Ta jeunesse appartient au sol romain mais pas ton enfance. Tu es né ailleurs. Là-bas, au-delà de l’Atlantique. Là-bas où on vous appelle les Hopewell. Vous êtes très nombreux à y avoir vos maisons, vos amis, votre famille. Vous pouvez partir de Porter, jusqu’à l’Ohio, en traversant Santa Rosa swift creek et la Copena, vous arrivez à New-York Hopewell : vous êtes partout sur vos terres, et ces terres, n’importe laquelle de celles que je viens de citer, vous appartiennent encore. Leur peau est presque noire comme la tienne. C’est un peuple redoutable, édifiant des murs de terre destinés à protéger des chambres secrètes et sacrées, et forant des milliers de souterrains qu’aucun ennemi n’a su encore repérer. Ils construisent des murs bien plus solides que ce Mur du Nord derrière lequel tu iras te retrancher avec tes armes de soldat.
Cassius a vécu avec nous jusqu’au jour qui termine l’année. Puis il est reparti.
Je ne suis pas romain. Je ne suis pas du Royaume des futurs Pictes dont je vais avec d’autres soldats occuper la patrie des pères. Je suis seulement les ordres de notre chef Caesar Hadrianus, obsédé par la consolidation de nos frontières partout, à l’Ouest et au Nord, où son Empire s’étend depuis les conquêtes de son tuteur et cousin, le grand Trajan.
Depuis trois jours j’essaie de me mettre dans la peau de ce soldat romain que l’on attend de moi : notre chef, les militaires, les habitants du village me regardent et attendent que je parte. Là-bas, à l’ombre du mur du Nord, je m’éloignerai définitivement de plus en plus de moi ? Je suis comme mon père indien qui cherchait à aller quelque part : et je suis aujourd’hui soldat par ce que je suis un homme et que j’ai vécu ma jeunesse dans l’Etat de Rome, mais je sais qu’après avoir combattu, cet homme redeviendra, au faîte de sa vie, un brave paysan ou un cultivateur de tournesols.
Je vais me battre au nom de pères que je n’ai pas connus.
Jusque là la violence des mensonges que l’on tend aux étrangers ne m’a jamais encore menacé.
De même, A., ma femme résume notre situation : « Jusque là, rien ne nous a jamais détruits ». Elle ne se soucie d’aucune opinion, pas même de signes divins qu’un jour elle n’a plus désiré espérer. Elle a toujours ce feu dans l’œil qui me porte à ne jamais cesser de croire ce qu’elle tait, ni ce qu’elle dit. Pour qu’elle ne perde pas pied, je me retranche derrière elle. J’ai coupé quelque chose de l’histoire qui m’a façonné ici. Je me réduis en poussière avec la même joie sauvage qu’A. à chaque fois qu’elle gagne l’affection des hommes et des femmes de notre village.
Tant que je marche sur la terre d’ici, je sais ça : ce retranchement volontaire de ma personne qui m’a aidé à me fondre parmi eux, ces étrangers ici, et qui m’aideront à être bien avec les étrangers de là-bas.
Je quitte aussi des villageois avec qui je suis resté en colère.
Je crois entendre leurs pas lents qui errent devant ma porte, étonné et triste que ce soit déjà bientôt fini. Je vais bientôt fermer la porte sur notre maison. Même la colère, je voudrais qu’elle s’efface un peu.
Tout ce que je vois, ce soir, va affecter durablement l’observateur.
« Vous êtes déjà parti très loin l’un de l’autre ? », m’a dit mon jardinier qui souhaitait sans doute, avant de nous quitter, me consoler.
Non, jamais comme ça. Jamais en sachant qu’il y a de grandes probabilités que je ne revienne pas.
Non, jamais.
Et je répète à l’envi ce non que personne n’a voulu entendre.

Nous sommes un regard traversant les murs de la chambre quand nous pénétrons le corps aimé. Nous voyons maintenant d’une manière tout autre qui regarde le monde. Nous ne sommes pas dupes et pas plus naïfs que la moyenne. Nous sommes bien plus vivants qu’un certain nombre de cadavres que notre jouissance réveille. Nous sommes le réveil des cadavres que nous étions. Nous plongeons nos corps dans nos corps. Nous sommes dans l’abandon c’est dire si nous continuons. Nous sommes dans la recherche effrénée c’est dire si nous ne savons pas. Nous sommes dans la recherche de nos corps. Nous réalisons nos corps de recherche. Nous produisons de l’inutile. Nous sommes dans la recherche d’un inutile encore plus vaste par lequel multiplier le vivant par le vivant. Nous faisons cela. Nous sommes la chambre. Nous sommes la chambre des amants. Nous sommes insolents, gueulards. Nous bataillons en toute heure du jour et de la nuit. Nous parcourons l’inépuisable. Nous nous endormons. Nous réouvrons le temps à chacun de nos réveils. Nous agrandissons l’espace à chacune de nos étreintes. Nous vivons cela pour notre seul plaisir. Nous modifions l’es espaces au-delà des murs de la chambre. Nous modifions l’état du monde par le vivant démultiplié. Nous sommes ce vivant démultiplié. Nous participons à rendre le monde plus vaste. Nous sommes la clameur. Nous sommes la chaleur. Nous sommes le plaisir de notre seul corps ouvert au plaisir du corps de l’autre nous sommes ouverts au corps du monde. Nous sommes le corps du monde ouvert à la possibilité de sa jouissance. Nous sommes hurlements de plaisir et d’effroi. Nous sommes cette fine membrane vibrante : séparant le plaisir de l’effroi. Nous sommes cette fine membrane au plus lointain de chacun de nos corps. Nous sommes cette membrane séparant nos corps à l’intérieur de ce corps où nous sommes. Nous sommes fine membrane intérieure et nous venons frapper contre et connaissons le plaisir.

et au milieu de rien je le dis la troupe apparaît
dans la brume droit au milieu du gris de poisse le premier jour marche la troupe
c’est le premier jour fatigue un peu mais l’exquise pensant au départ revoyant centaines de femmes lâchées dans le camp qui voulaient ne voulaient pas c’est pareil car glaives ont pénétré ça faisait de la chair et cris dans les augures de foutre baigné de terre mère et nous marcherons jusqu’au fond de l’Empire avec ces visions entre les dents jours mois ans de marche avec ce fouet au ventre et d’autres là-bas, les femmes qui nous attendent et ne savent pas ce qui les attend là-bas, pleureuses sur nos ennemis honorées d’être ouvertes par nos soins elles espèrent là-bas, guettant l’horizon de notre approche et sentant le sol trembler sous leur pieds là-bas, enfin eux disent-elles en rejetant leurs tresses derrière leur nuque sauvage
enfin Empire Empire Empire
est nous Empire en moi Empire en nous Empire se pose sur les choses avec nos yeux de nomades Empire vous aime il vous a bâtis Empire vous protège et prend soin car oui Empire est mère providence un caillou qui clôt vos ulcères les amoureux arrivent nous sommes ses amoureux qui faisons jaillir Empire où nos pila se dressent et les peuplades acclament et battent les tambourins et devant nous la forêt recule avec ses hantises ses sorciers ses entrelacs stériles

Nous sommes cette frontière traversée lorsque nos corps atteignent cette membrane lointaine. Nous sommes plaisir éclatant dedans. Nous sommes le plaisir et nous trouvons la sortie.

Oui, quelque chose tremble sur cette ligne que je n’ai jamais vue, dont le sucre fait ce roux qui me soulève, crépitant, de la salive plein la bouche, dépensé déjà comme force, assoupli, dédoublé, décuplé, sorti de mes cristaux, de ma pierre, croissant, sensible au ciel comme je n’ai jamais été, oui, extensible, quelque chose s’est produit sur la ligne que je n’ai jamais vue de mes yeux, que j’ai regardée tous les soirs, dans ce rêve entretenu par ma collection de feuilles, d’encres qui me viennent des quatre coins, que je laisse dans leur coffre, que j’emporte dans mon paquetage, que j’emporterai, que je laisserai au sable qui les a brassées avec sa nuit toutes les nuits, que je laisserai, tant pis, pour d’autres images, oui, il s’est produit une brèche dans la ligne arrêtant l’élément liquide qui a pris le milieu du monde et envahi ma propre bouche avec son sel, catastrophe, que la barre de mes dents cède, c’est la chute, irrépressible, oui, il s’est ouvert une ouverture dans la jonction sol/ciel, ça tremble, voilà ce qui m’a mis debout, un intervalle à l’intérieur de la ligne qui rend domestique le bleu, qui rend domestique le vert, un espace que je dois habiter, qu’est-ce que ça veut dire ?, dans la ligne qui coupe le sifflet des poissons femelles que personne de vivant n’a pu témoigner avoir vus, que je verrai, peut-être, une ouverture dans la ligne qui finit la terre, c’est la bouche, c’est la source, origine du départ, elle est à l’intérieur de mes genoux ébranlés par le choc, sous le ménisque qui la garde serrée le plus longtemps possible avant que je puisse, moi, desserrer les dents, me mettre en route, marcher, que tout coule.

la troupe marche c’est le premier jour Climax je le dis
Climax à mon côté Climax
mon ami et son visage impénétrable qui change à chaque instant ses yeux qui voient loin plus loin que nous autres Climax n’est pas comme les autres mieux que nous appartient à la terre plus fort que celui qui en a été extrait il est homme d’Empire celui qui vient d’ailleurs autrefois barbare porté par le nom nouveau qu’on lui a donné son nom d’homme ayant effacé son nom de né et si nous sommes presque tous dans la troupe étrangers absorbés par l’Empire qui trancha d’un pincement de lyre le cordon reliant à nos ancêtres la chaîne brisée des âges nous faisant hommes nouveaux Climax est parmi nous le grand étranger le sublime étranger de par-delà les mers le paroxysme le faîte la conclusion total étranger nec plus ultra à la peau différente au regard différent au sang différent aux membres différents aux organes différents au toucher différent au parler différent aux principes différents au sommeil différent qui pendant les mois de traversée jusqu’ici endura enfant tornades et tempêtes et scorbut et privations et supplices et injures pour enfin apercevoir la terre l’île le refuge et devenir Romain
Climax mon ami je suis
près de toi Climax
amoureux je marche à ton épaule je vise à gauche quand tu cherches à droite je scrute le haut quand tu préfères le bas je défends tes angles morts tes mauvais rêves tes pensées interdites j’emplis l’absence de toi pour ton retour Climax je t’attendais amoureux de mille façons quand chaque pas me rapproche de toi que nous faisons côte à côte

Nous traversons les espaces vieux et les inédits avec la même jubilation. Nous faisons le voyage par lequel dans la chambre close nos corps parcourent le monde. Nous sommes un éclat de rire très vif. Nous sommes un mouvement pénétrant. Nous cognons. Nous accélérons. Nous sommes un éclat violent répété. Nous sommes violents. Nous sommes tendres jusqu’à à l’abandon. Nous sommes exclusifs. Nous fermons. Nous ouvrons. Nous sortons. Nos pénétrons. Nous sentons que cela ne peut pas durer. Nous savons que cela ne va pas durer. Nous y sommes. Nous faisons le présent d’un corps par lequel l’impossible d’une telle durée se réalise. Nous entrons. Nous ouvrons. Nous sommes ce corps par lequel passe le monde ouvert. Nous sommes la chambre des corps ouverts. Nous sommes la chambre ouverte par les corps. Nous ouvrons les corps. Nous ouvrons le monde.

Voici ma dernière nuit.
A. et moi avons peur. Notre manière de nous aimer, brusque, puis très lente quand nous nous cherchons à nouveau dans le sommeil, montre que c’est d’abord la peur qui nous conduit.
Je tombe dans un profond sommeil.
A la frontière qui ouvre l’accès au Mur, je fais le rêve qu’un douanier m’arrête à un poste de contrôle pour vérifier la validité de ce que je transporte avec moi. Il fouille mes sacs. Il dit que rien ne l’intéresse dans mes affaires (mes armes blanches sont d’une très grande banalité). Qu’il perd son temps. Mais, quelques temps après, le même contrôleur revient vers moi, mêmes fouilles, même déception.
Puis, juste avant l’aube, j’ai rêvé de cartes géographiques. Elles ont pour particularité d’être des cartes tronquées représentant uniquement des extrémités de pays frontaliers avec la mer ou l’océan.
Je regarde ces cartes pêle-mêle, fébrile et lentement bercé comme si j’étais sur un navire- et pourtant, à coup sûr, tout le paysage autour de moi me prouve que mes pieds raclent la terre ferme.
Au même moment (ce que je crois être le même moment) dans une des cages d’escaliers sans nombre d’un gratte-ciel, A., enfermée tout en haut de la tour, descend les marches, s’arrêtant à chaque palier, puis descend de nouveau, de plus en plus dubitative sur l’effort qu’elle doit déployer pour descendre ainsi sans fin, n’entrevoyant jamais aucun rez-de-chaussée. Tandis qu’elle descend ces marches, quelque part des ouvriers s’affairent et construisent, grandeur nature, un pont enjambant l’Atlantique, reliant le sud de l’Amérique (depuis mon Fort natal de Walton Beach ) à un bout du Mur, à Solway Firth, et que chacun baptise en choeur :
Faulkner Bridge.
Ni le contrôleur, ni les travailleurs, ni moi-même ne parlons plus la langue que les gens de mon village romain ont l’habitude de comprendre. A. non plus ne semble plus capable de la saisir.
Peut-être ne le veut-elle plus.
Mon silence est devenu semblable au sien perdu dans la tour. J’ai encore tenté de parler, j’ai réussi à me taire — comme elle et je n’en éprouve aucune joie, ni aucune tristesse. Juste ce sentiment qui paralyse et qui est de vouloir réessayer, réessayer encore pour multiplier les chances d’être compris à chaque fois différemment, à chaque essai avec plus d’intensité pour se rapprocher du corps de celle ou celui qu’on aime.
J’ai à nouveau ressenti ce que l’observateur objectif ne peut qu’éprouver avec la même frayeur, et qui m’a longtemps oppressé : qu’une langue maternelle manque, si puissamment et si souvent, de sous-entendus.
A l’instant A. leur dit que je repars, de nouveau, parmi les ombres.
« C’est la première fois mon A. que je pars vraiment »,
ai-je insisté, presque brutal.
Je lui dis que je reviendrai.
Elle ne semble pas accablée. Ses épaules sont incroyablement larges. Dans son œil, je vois son épi d’or qui brûle encore.

Nous sommes cette chambre inédite et ce corps impensable. Nous entrons et sortons et sans mots nous sommes la réponse présente à ce qui ne va pas durer. Nous entrons et sortons et sans mots nous sommes la réponse présente à ce qui n’est pas là pour cesser.

oui Climax je le dis
ton visage que je le presse contre ma joue ton visage change comme le nuage comme une part d’atmosphère l’envol des oies cendrées c’est le visage d’éléments d’origines du bout du chemin qui me fait face

7 juin 2016
T T+