Matthieu Guérin | Cour - 1 - 3 (4)
Il est devant la fenêtre de la cuisine. Encore. Il est encore devant la fenêtre de la cuisine. Il est venu prendre un torchon. encore. Il se rend compte qu’il vient très souvent prendre des torchons. et regarder par la fenêtre. Il a toujours quelque chose à regarder par cette fenêtre. même quand la cour est vide. Elle l’est rarement. À vrai dire elle n’est vide que lorsqu’ils arrivent. qu’ils débarquent de leur ville pour les vacances. s’installent. reprennent possession des lieux fermés pour l’hiver. En quelques minutes elle redevient le centre. de toutes les activités. En une heure tout au plus. La table est installée pour les repas. avec le parasol. Les enfants sortent leurs affaires. Celles qu’ils ont apportées et celles qui sont restées sur place. qu’on laisse parce qu’on ne les utilise qu’ici. Certaines qu’il a lui aussi utilisées. petit. Qu’il avait même récupérées d’autres. avant lui. qu’on a sorties. ressorties. transformées parfois. ou réparées.
Il regarde. ça. tout cela. Il regarde ses enfants. Les enfants qui prennent possession des lieux. Ils sont chez eux. C’est souvent ce qu’ils disent. Ici ce n’est pas comme quand on part en vacances et qu’on loue. ici on est chez nous. Il sourit. Il se rappelle que lui aussi il aimait ça.
Les jouets jonchent la cour. Ils ont recréé un monde. Les enfants. les enfants ont récréé un monde. Une épicerie. avec les emballages récupérés après les courses. faites par leur grand-mère. L’épicerie existe. L’épicerie existe elle a été fabriquée par son père. son père à lui. Il l’a fabriquée avec quelques tasseaux et des planches. Et une toile cirée tendue et agrafée pour faire le toit. C’est son nom. L’épicerie. Depuis qu’il est petit. Mais cette construction a servi à plein d’autres choses selon les jeux du moment. il s’en souvient. Elle est placée au fond à gauche dans la cour. Elle est toujours placée au fond à gauche dans la cour. Depuis toujours. Les vélos et les tracteurs à pédales en plastique servent de véhicules pour faire le trajet vers la petite terrasse qui est leur maison. où les enfants rapportent les courses qu’ils ont fait semblant de faire. Il faut traverser toute la cour. Ça fait un trajet. Aller. Retour. Ils mettent les emballages dans les remorques des tracteurs à pédales. ou alors ils les gardent sous le bras et conduisent leur vélo d’une main. Leur petit trajet est plus long alors. C’est plus dur. et parfois une pédale heurte un tibia.
En fait ça n’est pas vraiment une terrasse. juste un espace avec quelques énormes dalles en pierre devant la porte de la grande salle commune. Quelques énormes dalles en pierre qui ont dû être placées là pour éviter la boue. pour éviter qu’on entre dans la maison avec les pieds pleins de boue. quand il pleut. C’est le seul endroit plat. horizontal. C’est le seul endroit véritablement horizontal de la cour. Tout le reste est très légèrement en pente. Pas beaucoup. mais en pente tout de même. En pente vers le fond de la cour. Vers le coin au fond à droite. quand on regarde depuis la fenêtre de la cuisine. Ça se voit à peine mais il le sait. Il le sait depuis qu’il a appris à faire du vélo. Et les autres aussi. quand ils ont appris à faire du vélo. ici. enfant. Tout le monde sait. on n’a pas besoin d’en parler. qu’il est plus facile d’apprendre à faire du vélo dans un sens que dans l’autre. dans cette cour. Alors les dalles c’est là où on se repose. C’est horizontal. on n’a pas besoin de retenir le vélo.
Il regarde encore les enfants. qui jouent dans la cour. C’est une image immuable. pour lui. L’image qu’il peut convoquer dans ses souvenirs. Ses souvenirs de quand il était petit. avec ses frères. C’est celle qu’il voit. là. devant ses yeux quand il regarde par la fenêtre de la cuisine en prenant son torchon. C’est l’image de ses enfants et de leurs cousins. Tout est pareil.