Dans le carré de ciel qui s’ouvre sur une face...
Dans le carré de ciel qui s’ouvre sur une face du cube qui sert de chambre, la cellule, passent trois bouleaux, balançant dans le vent.
Ce n’est pas une surprise. Ici, des dégorgis du plus dense, des éclaboussures végétales, des rejets pointent, non pas simplement des espèces qu’elles incarnent, mais de tout un milieu naturel, la forêt de Fontainebleau elle-même [texte à venir].
La forêt, en un mot, est partout, y compris dans le coin de verre qui s’ouvre dans le cube qui sert de chambre, la cellule.
Derrière : une voie rapide, la route 606 (qui n’est donc pas la route 66) ; de l’autre côté, l’A5. En vérité je suis posté juste après le bord de la forêt, ancienne commune d’Écuelle, qui, avec Moret-sur-Loing, a formé l’ancienne nouvelle commune d’Orvanne, puis, avec Episy et Montarlot, l’ancienne nouvelle commune de Moret Loing Orvanne, pour devenir, avec la fusion de Veneux-les-Sablons, Moret-Loing-Orvanne (c’est-à-dire le même nom avec des tirets en plus : joie de l’administration française, qui en profite pour changer la fonte et la police des panneaux ; je n’ai pas encore compris s’il s’agit de la nouvelle police officielle de l’État, Marianne, que nos certifications et autocertifications ont pu étrenner noblement, ou s’il s’agit d’une erreur du fabricant ou des élus, comme cela arrive parfois).
Et moi ? Je suis à l’hôtel Formule 1. Un alberghetto.
Pas envie Paris, pas possible Fontainebleau, finalement je trouve ce cube. Pratique, d’aller de Fontainebleau à Avon avec la ligne de bus 1 (un kilomètre et cinq cents mètres), puis d’y prendre le train pour la gare appelée Moret-Veneux (huit kilomètres), puis deux autres kilomètres à pied pour quitter à Moret downtown, et un autre kilomètre et cinq cents mètres pour sortir du Loing, si j’ose dire.
Un monde en soi, en temps normal, les traits grossis par la maladie. Un monde de travailleurs, de fourgons, fourgonnettes, petits et gros camions, et au besoin d’hommes, surtout des hommes, des hommes souvent étrangers, qui passent ici la nuit, parfois plusieurs, parfois des semaines voire des mois. Hommes de chantiers, hommes des ronds-points, des routiers ou des sandwiches, hommes qui regardent leurs championnats sur leurs portables, ou cherchent à établir une communication avec leurs femmes et leurs enfants, en buvant de grandes 16. Des langues inédites, des paysages inconnus, des Kosovars, des Albanais, des Italiens et des Occitans. Beaucoup de Turcs et d’Arabes. Beaucoup de pauvres mondialisés – je ne dis pas qu’ils sont plus moches ou moins à plaindre que ceux que je côtoie en Haute-Marne ou Hautes-Alpes, simplement ceux-ci sont, en quelque sorte, adaptés à la ville, à ses pièges et à ses lampions.
La ville ? Non, pas la mégalopole en tout cas, ou alors ses toutes premières ventouses visqueuses sur les champs de blé ou de tournesol. La banlieue ? Pas vraiment non, plus, même pas vraiment du tout : la France, en fin de compte, tu sais, celle des ronds-points. Celle qui s’effiloche après le mur de Moret, laisse ses appétits et espoirs dans le Loing, et perd l’équilibre peut-être jusqu’à Bourges ou Dijon, ou Mâcon, ou Lyon.
Tout le monde connaît ces hôtels préfabriqués, version un peu plus verticale des motels américains. Ici, la réceptionniste est pourtant une femme, l’unique femme que je verrai (sauf une jeune femme noire, sans réussir à saisir quel genre de travail elle pouvait faire), et une femme avec une trempe ganté d’humour et de… compassion ? pour tous ces bonhommes. Elle ne s’en laisse pas compter, elle désinfecte tout ce qu’elle touche trois fois, elle offre conseils et services, jusqu’à vingt-deux heures – ces hommes de toute façon ne sont pas du genre à mélanger le travail avec le non, c’est-à-dire le sommeil juste après la pitance (deux pizzerias locales se partagent le marché, mais il semble qu’elles partagent des fils secrets ; un asiatique aussi, qui livre à volonté).
J’ai fréquenté souvent, pour le travail, les F1, avec leur prix dérisoire [1] affiché en grands digits sur le toit, visible depuis l’autoroute ou les voies rapides, et souvent c’est malgré tout le moyen de ne pas perdre un capital pour s’écrouler cinq heures seulement, sans repas ou mauvais, sans petit déjeuner ou mauvais. La plupart d’entre eux sont rénovés (ils sont déjà vieux, et, de mauvaise qualité, souvent en piteux état), et une décoration, souvent la même, de vieilles affiches touristiques agrémentent le décor d’un écran bleu sans originalité. Douches et toilettes sont collectives, mais il faut dire qu’elles sont propres, faits de cette matière qui envahit les sanitaires, un genre de résine ou bakélite imitant l’émail absolument moche.
Depuis cette guérite, ce bastion, j’observe la forêt et le château.
L’atmosphère pèse sur la contrée.
Mais l’atmosphère pèse-t-elle encore sur la contrée ?
J’y rencontre – pur hasard, qui me donnent eau et jus de fruit – deux ouvriers qui bossent à l’Aigle Noir. « Un bel endroit… – Oui, répond le type qui vient de donner un chèque de plus de 3000 euros, car la « mission » va durer plus de trois mois, et eux, donc, habiter plus de trois mois dans la cellule, Oui, répond-il, mais c’est bien moisi aussi, ça date de 1500 et des bananes, quand même. Y a tout à refaire, y a rien aux normes. C’est tout pourri derrière les belles tapisseries. – Ici on a tout refait l’électricité il y a deux ou trois ans, répond la réceptionniste. »
Il y a des habitués, un autre couple de travailleurs, des gens de l’Est, veulent la 219 parce qu’elle donne sur le derrière, qui est plus calme. Mais elle est prise. La prochaine fois alors. Je suis donc là, en cellule, j’ai fermé la boutique sociale, j’essaie de lire toutes les affiches touristiques absurdes, pour Florence, ou les Alpes suisses, ou Los Angeles. À Écuelles, future Orvanne, future Moret Loing Orvanne, future Moret-Loing-Orvanne, dans le F1 en songeant à l’Aigle Noir. Six heures de là, la chapelle de la Trinité et la galerie François Ier, ici la pizza partagée avec le plombier kazakh, le manœuvre indonésien. Tomber dans l’emphase discrète.
Et je regarde les trois bouleaux, il y a un érable derrière, et même un autre, soyons honnête, un robinier, tous deux transfuges ici poussés.
En vérité il n’y a que cela de vrai. La lutte pour la survie.
[1] Trop cher pour le service, mais économique pour le marché français actuel.