Dominique Fourcade, Vous m’avez fait chercher | Une lecture de Laurent Givelet

La démarche autobiographique aime les préambules. Répondant à la nécessité d’expliquer son projet pour en asseoir l’authenticité et en chasser toute fiction, le préambule fait du livre qu’il introduit un objet particulier dont la présence entre les mains du lecteur n’est le fruit d’aucun hasard mais le produit d’une intention délibérée et réfléchie. On sait comment Rousseau déclare se présenter son livre à la main devant le souverain juge. Ce livre est comme l’alter ego de son auteur, aussi singulier et inimitable que sa personne. Il expose au regard d’autrui ce qui est intérieur, intrus et in cute, dit l’épigraphe des Confessions. Alors, quand on ouvre le dernier livre de Dominique Fourcade, vous m’avez fait chercher, publié par P.O.L. en 2021, qu’il co-signe avec Hadrien France-Lanord et Sophie Pailloux-Riggi, on reconnaît ce dispositif en découvrant un « Préambule libellule » qui propose également au lecteur un déclaration d’intention. Rédigé une fois le livre achevé, ce préambule explique ce qui a présidé à la composition de ce livre afin d’en chasser tout hasard. Il déclare qu’il ne s’agit pas de « la théorie d’un ensemble », qu’il n’y a « pas de nostalgie du passé », et qu’enfin « ce poème est révocable à tout instant » car il est « à peine de l’écriture ». Par la négative, le préambule cherche à singulariser l’objet qu’il offre à la lecture. Et ce faisant, il interroge la catégorie même à laquelle le livre semble de référer, dès lors presque à son insu. Il expose une vie, celle du poète Dominique Fourcade, en renonçant à chercher sous sa peau les aveux de l’introspection, mais au contraire en exposant un assemblage d’images que lui amènent ses deux co-auteurs. D’ailleurs, le titre peut s’entendre comme le mouvement inverse mais symétrique de celui de Rousseau : j’avance, ce livre à la main / vous m’avez fait chercher, c’est-à-dire : je ne pars pas de mon intériorité pour exposer ce que je suis, mais les éléments assemblés à l’extérieur de moi viennent me chercher. Ce n’est donc pas par les voies attendues de la biographie, du livre d’entretiens, du livre de souvenirs que se déploie le projet mais par un détour qui éloigne de l’expression immédiate de soi tout en faisant in fine retour à soi comme le fait l’autobiographie. Une sorte d’autobiographie de celui qui se refuse à l’introspection, un récit de soi par celui qui refuse la chronologie, un autoportrait par fragments en images juxtaposées.

En effet, la question que soulève ce livre peut s’envisager dans un premier temps loin de l’autobiographie pour se concentrer sur l’agencement par montage des images. Chaque page du livre, dont aucune n’est numérotée, est comme un mur blanc sur lequel vient s’inscrire un texte ou une image. Une façon de penser le livre non plus comme comptable d’un récit linéaire mais comme ouvrant un espace aux dimensions multiples. Page de gauche et page de droite se font face. Page recto et page verso s’articulent. Ainsi une sculpture Djenné du XIIIe siècle en provenance du Niger est montrée sur le recto de trois quart et sur le verso de dos. On y voit le corps d’un homme assis, une jambe repliée sur laquelle l’autre jambe vient se poser afin que sur le genou tenu assez haut, la tête assoupie viennent se reposer, yeux clos, bouche ouverte. En tournant la page, le lecteur a tourné autour de la sculpture. De dos, l’arrondi est parcouru de lignes verticales de bosses et de creux faits dans la terre cuite rendant l’aspect d’une carapace. Le geste du lecteur qui change de page vaut un déplacement du corps dans l’espace autour de l’objet. Et puis en regard de chacune de ces images, le dispositif installe un dialogue. D’un côté l’image de trois quart dialogue avec une citation de Proust sur Baudelaire et Beethoven dans laquelle Proust met en évidence que les deux génies passent la mesure quand ils parlent pour l’un avec force de la misère ou pour l’autre quand il compose une symphonie bien que sourd. Proust écrit de Baudelaire qu’il « passait la mesure sans le savoir » et c’est d’une certaine façon le programme de Dominique Fourcade, de passer la mesure ; que ce soit celle de la numérotation des pages, celle de l’homogénéité des polices de caractères, celle de l’assemblage des documents visuels et textuels, ou celle des notations personnelles et des images objectives. Passer la mesure des attentes, des conventions, des clichés. On peut lire aussi cela comme hommages de l’auteur en une citation à trois artistes admirables, que l’on retrouve à divers endroits du livre. Mais cet hommage se place en face d’une œuvre anonyme, tout aussi admirable et émouvante, dans un rapport antagoniste et complémentaire : une question posée à la notoriété par l’anonyme, au connu très reconnu par une beauté inconnue venue de loin. En regard de l’image représentant la sculpture de dos, un texte en italique. C’est une légende écrite par Dominique Fourcade sur la couleur rouge, dans un tableau de Manet qu’on verra une dizaine de pages plus loin, dans les tableaux de Matisse dont le livre parlera également mais aussi dans la terre cuite de la sculpture en regard. Ce texte permet de dire ce que la couleur fait ressentir comme intensité, d’exprimer ce qu’elle produit sur l’auteur « de très tôt à aujourd’hui » et d’ajouter : « impossible d’échapper, éther suffocant dont il m’est seulement arrivé d’émerger comme un plongeur à certains moments de ma vie et encore tout dernièrement / émergeant ébloui dans la beauté du présent. » On retrouve là un vocabulaire autobiographique évident, la confidence d’un tempérament et aussi la poésie des images et du rythme. Le discours sur la couleur rouge des images se fait discours sur soi et enfin poésie. En 1990, dans Outrance Utterance, Dominique Fourcade écrivait : « que l’on se déchaîne ou que l’on se contienne on est un point du monde et cela est une extrémité. » Déjà, le contenant et son débordement étaient tenus ensemble permettant une tension qui assemble les contraires. Le déchaînement laisse tout de même exister son lieu de départ afin que l’intensité s’y exprime. A l’image de cela, le livre abolit ses règles convenues sans se détruire, mais sert de réceptacle à des assemblages qui visent la singularité la plus radicale et débordante. Sans doute retrouve-t-on ici ce discours sur le livre cher aux autobiographes mais aussi aux poètes modernes. Composer le livre, c’est agencer son monde intérieur et vécu, c’est donner un contenant à ses débordements. Finalement, ce « vous » du titre qui « m’avez fait chercher », est sans doute aussi le livre lui-même qui appelle et initie cette recherche à la fois dans ses souvenirs et dans ses archives, parmi les images du souvenir et avec les images fabriquées.

Cette démarche qui s’appuie sur le paradoxe et la limite suggère ce qu’elle se défend, s’interdit ou se refuse à être. Elle sollicite la référence en la congédiant, la critiquant ou la mettant à mal. Aucune réduction ne peut se faire bien que cette opération puisse être suggérée voire tentante. Réduire le livre à un récit de soi, une autobiographie, une bibliothèque personnelle : tout y est, tout s’y refuse. Le lecteur peut adopter la place de lecteur d’autobiographie, de poésie, d’images, etc. Mais toutes ces positions sont déniées au moment où elles s’instaurent. Ainsi, on pourrait lire ce livre en s’interdisant de le recomposer selon des thématiques habituelles et convenues : Dominique Fourcade et la musique, et la peinture, et la sculpture, et la poésie, etc. Cette démarche est peut-être tentante puisque tous les arts y sont présents : musique (Beethoven, Stockausen, Bashung...), peinture (Matisse, Cézanne, Manet, Poussin...), poésie (Dickinson, Schuyler...), cinéma (Lauren Bacall, Benchetrit, Godard....), danse (Pina Bausch...), architecture (Le Corbusier...). Bref, la liste est longue et le catalogue de noms propres sur lequel elle débouche ne mène à rien bien qu’on soit tenté de l’établir. Toutefois en s’y livrant on peut voir l’étendue et la diversité des références. Diversité temporelle remontant à la préhistoire, diversité des aires culturelles (tous les continents sont représentés), diversité de valeurs (le savant et le populaire). Cette diversité conduit aussi à l’hétérogénéité, déborde le confortable musée personnel ou la visite de bibliothèque privée. Car ce que composent ces assemblages ce sont des tensions actives qui parcourent et rendent compte d’une vie, de la vie même de l’auteur. Si Matisse est présent …“ et c’est attendu, connaissant l’auteur …“ c’est aussi en tension qu’il se présente. Par exemple, sur une page quatre couvertures des livres publiés par Minuit contre la guerre d’Algérie entre 1957 et 1959 et en regard la couverture de Paris-Match à l’occasion de la mort de Matisse en 1952 représentant le peintre découpant des papiers colorés et un cartouche mentionnant un reportage dans le maquis de l’Aurès. Sous chacune des images, Dominique Fourcade développe une légende dans laquelle il tente de « rendre compte de la conflagration de ces deux images en pleine jeunesse et toujours aujourd’hui ». Nous sommes là dans une démarche autobiographique comme le montre la conclusion : « je prends conscience ces années là qu’il me faudrait ne rien céder et entre ces pôles vivre une vie, une vie une écriture, dont j’ignorais alors les termes. » L’analyse rétrospective de la constitution du moi s’exprime mais est rejetée en marge des images qui, elles, restent le véritable lieu d’élaboration du livre. Car rien ne peut se dire sans elles. La légende s’y soumet, les images viennent la chercher. Les documents autobiographiques sont rares, quelques photos de famille ou d’amis (dont Paul Otchakovsky-Laurens). Cependant en guise de sourire, le livre s’ouvre sur la carte de membre actif de l’enfant Fourcade au Racing Club de France et se clôt sur la photographie du grand-père jouant au football avec un ballon d’enfant et titrée dans la table finale « le plus vieux footballeur du monde ». Ainsi le livre suggère ce qu’il n’est pas : le récit continu d’une vie, de l’enfance à l’âge d’écriture, où s’enchaînent des épisodes linéairement.

La table finale propose une recension des références des œuvres redoublant la plupart du temps la légende des images inscrites au bas des pages (mais parfois en ajoutant une nouvelle, comme pour « le plus vieux footballeur du monde »). Ce sont précisément ces références, habituellement marginales que les lecteurs se dispensent souvent de lire, qui constituent le cœur du livre. Ces légendes deviennent des textes qu’on différencie des citations car elles sont en italiques. La citation est une image comme photographiée d’un livre inscrite sur la page comme collée au mur. Et ce sont les commentaires du poète qui sont en italiques, comme une citation venue de l’extérieur du livre. Une voix qui parcourt les pages, se tait, réapparaît, chuchote ou se développe. On y trouve là le poétique car ce qu’on dit de soi est toujours un peu poésie. Mais cette voix englobe l’ensemble du dispositif du montage des images entre elles car la poésie est aussi geste créateur. Pourtant nulle élégie (à la différence d’Outrance Utterance) dans cet ensemble, résolument tourné vers l’avenir et ancré dans le présent. Le poète ne se retourne pas sur son passé, c’est le passé « qui vient le chercher. »

Au centre du livre, le rapport s’inverse et déstabilise ainsi l’habitude de lecture qui paraissait s’installer entre les images, les textes et les citations. Une « cantate pour François et pour Gérard » s’expose comme un texte d’une vingtaine de pages d’une écriture poétique en blocs fragmentés de vers ou continus de prose. C’est un discours sur soi, sa solitude et son siècle (« le siècle, le XXe , mon siècle quoi, celui que, n’ayant d’autre choix, j’ai tenté d’épouser de mon mieux ») et dont la forme qu’il donne à sa vie (« nous n’y sommes pour rien si la solitude et elle n’y est pour rien non plus s’embarque dans des variations autour d’elle-même ») se fait art poétique (« essentiellement je suis un muet, et la poésie a été un cri arraché à un muet. ») Cette cantate est un chant qu’on pourrait dire à rebours, que le poète voudrait ne pas faire et, puisqu’il parvient à l’enfermer dans ce paradoxe, il parvient à en extirper un lyrisme contrarié et parce qu’il est contrarié, il devient contraint et nécessaire : « cette cantate ne peut pas durer, nous le savons elle est moi. » Et tandis que se déroule ce grand chant mêlant l’histoire, les œuvres et les instants vécus pour un double portrait, celui du poète dans son art et celui de l’homme dans son siècle, le texte s’illustre d’une déclinaison d’images, celle de la première édition clandestine en russe du Docteur Jivago, couverture, page de garde et emballage kraft servant à la circulation clandestine en URSS. Cette cantate enchante en ce qu’elle exprime dans le même souffle les soubresauts de l’histoire vécue et du siècle, les émotions devant la beauté des œuvres, les valeurs et les doutes éprouvés tout au long de la vie. La cantate s’achève sur l’image du saint Christophe de Bellini dont quelques pages auparavant il est dit « est exigible / d’avoir en tête le Saint Christophe à San Zanipolo, qu’il convient de voir en peinture parce que sa figure est la vérité de ce que Saint Christophe aurait été s’il avait existé dans l’essaim des hommes. » La thématique de cette cantate se concentre ainsi autour de la notion de mouvement et de circulation. Comme un livre clandestin, comme la traversée de Saint Christophe, comme le chant entamé, le livre s’engendre par associations des circulations qui désorientent pour rendre le caractère imprévisible de la vie.

L’écriture épouse les mouvements imprévus d’une mémoire qui s’attache à se reconstituer en retrouvant l’intensité d’une émotion survenue autrefois et que suscite l’image. Ce n’est pas la linéarité d’un récit qui guide l’écriture, mais les bifurcations des instants saisis comme des images dans leur surgissement et leur imprévisibilité. Dans cette entreprise poétique, l’image éloigne les effets de l’imagination, elle impose sa réalité à l’écriture qui ne peut trouver d’expression qu’en imposant une variabilité aussi grande que celle de l’image. La voix du poète se fait oracle de soi, réponse qui vient se chercher. Nulle autre vérité que celle qui déstabilise les certitudes et les attentes, nulle autre parole que celle qui inquiète les vérités établies et les mensonges acceptés. La poésie en ressort neuve, dépouillée de ses ornements, lavée des excès de l’imagination mais sûre d’être expression singulière toujours en recherche d’inouï.

Laurent Givelet

17 septembre 2023
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