Je ne déserterai pas ma vie , une lecture de Laurent Givelet

Ce qui aurait pu se passer éclaire ce qui s’est passé. Sébastien Rongier explore l’histoire par la fiction. Duchamp annonce son mariage mais c’est Mary qui le quitte et refuse de lui ouvrir sa porte. « Duchamp aurait pu sourire de la pique » écrit-il. Le conditionnel est la forme la plus visible de cette écriture qui cherche à rendre l’image d’une vie sous condition. Cette vie sous condition c’est la vie qui se fait par des choix à la condition de saisir ces occasions, ce n’est pas la vie ordonnée rétrospectivement en vue d’une fin qu’il s’agit de rendre visible à chaque instant. Mary n’a rien prévu parce que la vie est imprévisible, mais elle est déterminée à poser ses conditions. De la même manière, les éléments que l’histoire a laissé en témoignages ou traces deviennent des signes ouverts sur le possible. Rétrospectivement le travail de l’écriture n’est pas de reconstituer un monde passé mais d’interpréter les possibilités qui ont fait le destin. C’est le cas des lieux, et notamment de la maison de la rue Hallé qui sera le cadre d’une importante partie du récit. Cette rue réelle devient figure : une rue « dada et duchampienne en quelque sorte : courbe coupée et coupante, s’achevant presque en cercle (…) puissance de la courbe grâce à laquelle on peut être à la fois parallèle et perpendiculaire. »
Cette figure de la géométrie trouve sa réalisation complète dans le jeu d’échecs. Espace des possibles et des hypothèses, ses parties articulent le livre entre deux moments historiques : l’avant guerre et l’après. La partie entre Duchamp et Beckett en 1940 résume un affrontement qui dépasse les joueurs. La partie est décrite – et même donnée à suivre dans le déplacement des pièces – à la fois dans son rythme, dans ses pensées, dans les enjeux. La victoire de Duchamp se renverse au chapitre suivant où Mary reconnaît en lui de la peur qui le conduira à fuir son pays. La vie insouciante et artistique se dissipe. Le choix n’est plus le produit d’une occasion à saisir, mais imposé par la guerre. La partie d’échecs fait de l’affrontement des joueurs un jeu, le monde est entre leurs mains. Cette fois, ils sont sur le plateau entre les mains du destin. De son côté, Mary avait appris le métier de relieuse. Elle compose des couvertures pour des livres précieux. Désormais elle reliera aussi les gens entre eux dans un réseau de résistance.
A ce moment le jeu s’inverse comme le récit. Ce qu’aurait été la vie des uns et des autres avant-guerre était un jeu, désormais c’est ce qu’aurait été la vie sans la guerre qui est l’enjeu. Mary veut se sauver en restant au cœur de la tempête, à Paris, dans sa maison. Cette guerre l’oblige à cacher dans toute la maison des pièces compromettantes. Ces pièces qu’il s’agit de ne pas se faire prendre et dont il s’agit de ne pas se faire prendre avec. C’est à l’exact milieu du livre que Mary se fait pièce sur l’échiquier de la guerre et de la ville, elle apprend la filature, les couvertures, la dissimulation. « Il s’agira d’improviser les conditions de cet engagement » [1] Les conditions sont de nouvelles règles qui obligent à jouer avec la mort, à être non plus le maître du jeu mais la pièce d’un réseau. Dans une dernière conversation avant qu’il ne parte, Mary déclare à Duchamp qu’elle ne désertera pas sa vie, « je n’ai pas peur de qui je suis dans cette maison » dit-elle. Quant à Duchamp, elle lui dit qu’il partira, pour des raisons que lui-même ignore et qu’il « faudrait une psychanalyse pour le comprendre. » [2] Elle formule des hypothèses : relation au père notaire, ou à ses frères. Face à son dilettantisme, elle oppose son intuition, dont il reconnaît intérieurement la pertinence. Elle a pris la main dans une partie dont Duchamp se retire.
Désormais Mary, qui a choisi la France, la défendra. Elle aurait pu regagner l’Amérique puisqu’elle n’est pas française et ainsi se mettre à l’abri. En restant dans sa maison, elle mettra à l’abri des documents, des personnes comme Jean Hélion. La maison devient cet abri contre le danger, au cœur du danger. « Elle voudrait retrouver les rires des amis quand la douceur de juin s’installait sur Paris » [3] et ce regret de ce qu’aurait pu être la vie sans la guerre se complète d’un regard sur « un plateau d’échecs dans le coin du salon. Une partie est en cours. Elle n’y touche pas. » La partie ne se joue plus sur le plateau mais dans la vie, dans la ville. Sur l’échiquier que la guerre a défini, les affinités ne sont pas attribuées à l’avance. Blancs ou noirs, plutôt gris. Samuel Beckett rencontre Nathalie Sarraute : « l’écriture aurait pu rapprocher Samuel de Nathalie qui venait de publier Tropismes. » [4] A l’inverse, le sympathique abbé Robert Alesch s’avèrera être le traître qui fera tomber le réseau et fera arrêter Germaine Tillion. La menace se rapproche et la maison n’est plus un lieu sûr. Nous sommes au cœur de la guerre, en 1942. La fuite devient nécessaire, franchir les Pyrénées, gagner Lisbonne et finalement rentrer chez soi. Elle n’est plus en mesure de poser des conditions. Quand la guerre est finie, elle rentre à Paris. « Elle avait espéré qu’avec la fin de la guerre, la vie reprendrait comme avant. Elle avait imaginé qu’avec son retour à Paris, Marcel accepterait cette existence qui s’offrait de nouveau à tous les deux rue Hallé. » [5] Mary est malade et meurt en 1950. Duchamp accourt rue Hallé. Il découvre la maison, intact, l’échiquier n’a pas bougé depuis la guerre. « La maison, c’est elle. (…) L’échiquier comme le reste montre la présence de leur couple, le lieu de leur relation partagée. » [6] Partagée, cette relation l’est à plusieurs titres : Mary et Marcel se comprennent parfaitement, mais dans des lieux partagés comme sur l’échiquier on a besoin du jeu de l’autre pour avancer ses pions. L’Atlantique partage cette relation ; l’un protégé, l’autre exposée. Marcel mettra cette maison en caisses pour en sauver tous les objets et la mémoire qu’ils portent. Ces caisses seront envoyées aux Etats-Unis, Duchamp en fera l’inventaire et un mémorial en souvenir de Mary.
Le jeu d’échecs comme métaphore de la vie et de ses choix suppose une maîtrise héroïque de soi. Elle n’est permise qu’en temps d’insouciance. Quand la guerre est maître du jeu, tout devient incertain, soumis à des conditions périlleuses. Mary fait le choix de les affronter, de façon effrontée. Son bastion, sa pièce maîtresse, c’est sa maison. Cette maison est le point où elle revient. Mais le récit est parcouru par une circulation qui met en lumière des personnages. Si Mary s’est effacée des mémoires, tous celles et ceux qu’elle rencontra et aima grandissent sa présence. Henri-Pierre Roché, Janine et Gabriële Buffet-Picabia, Brancusi, Beckett partagèrent son intimité. Mais le récit évite le portrait qui figerait et relèguerait Mary au second rang. Si elle ne déserte pas sa vie, le récit ne la déshérite pas. Au contraire il lui rend hommage. Et cela en mettant aussi en avant un personnage inconnu, Alfred Péron. Ce professeur au lycée Buffon, résistant, vient prévenir Mary : « Vous avez pris une place que vous n’imaginez pas. Beaucoup de choses transitent par cette maison. » [7] Cette phrase de Péron peut s’appliquer au récit. Il donne à Mary l’importance qu’elle mérite en la plaçant au cœur d’un réseau, au centre de l’échiquier, cette maison, ce monde qu’elle ne désertera pas.
Laurent Givelet
Sébastien Rongier, Je ne déserterai pas ma vie, Finitude, 2022