Éclat de Mathieu Riboulet
Je n’ai jamais écrit autour des livres de Mathieu Riboulet, que je lis depuis le commencement, et c’est sans explication. Si je dis quelque chose ici de « Les Portes de Thèbes », ce n’est pas par hommage posthume. Je me suis trouvée en si intense proximité avec le livre que j’en ai presque oublié la disparition de l’écrivain. Je crois qu’il n’aurait pas détesté ça d’ailleurs, mais il s’agit encore d’autre chose. Il s’agit de la beauté et de la mort.
La fragmentation, ce qu’il nomme « éclats de l’année deux mille quinze » en sous-titre, associée à la phrase pleine et souple, phrase-caresse, phrase-étreinte (la marque de Mathieu Riboulet depuis l’origine), ce tissu de suspens et de continuité pour dire le déchirement de soi et du monde m’a littéralement transpercée.
Mort et envoûtement se disputent la place, finitude du corps et splendeur à tout jamais du style, tout ce que l’écriture - qu’on dit alors littérature - peut faire, qui dépasse, outrepasse notre propre capacité. S’en fout la mort.
Ce trouble turbulent dans lequel un livre vous jette, parce qu’il n’aura pas de suivant, ce sont les lecteurs qui donneront suite, et soudain l’inanité d’écrire qui prend souvent à la gorge comme annulée par la nécessité de ce livre-là « Les Portes de Thèbes. »
Les figures de la mort font les croisés, depuis les attentats de 2001 à New York jusqu’à ceux de 2015 à Paris, avec la maladie mortelle de l’écrivain, celles des morts du SIDA - Mathieu Riboulet est de ma génération, je sais de quoi il parle et comment l’inconscience de ma propre disparition se heurtait à celle de mes amis à l’hôpital - et d’autres encore.
Comment tout cela est affaire de corps. Comment le corps porte désir gloire et puissance, comment ces trois éclats devinent noirs lorsqu’ils se mettent au service de tuer. Comment aimer (sexuellement), peut-être faut-il dire jouir, comment donc jouir et tuer est proche, si proche que, dans l’acte un et l’acte deux, quelque chose se peut confondre. Comment la confusion devenue slogan, porte-drapeau de tueries, est inacceptable. Comment la radicalité des corps et des esprits (âmes ? dirait Mathieu Riboulet) exploitée par quelques stratèges inhumains et sans vergogne fait de sept « marioles », ainsi qu’il les nomme, nos meurtriers. À ces stratèges d’aujourd’hui, il jeté en écho ceux d’hier, européens, qui se partagèrent avidement des territoires qui ne leur appartenaient pas, cerise sur le gâteau. Poison qui a traversé le siècle.
Comment tout cela fait de l’innommable. Comment c’est un scandale que seule la littérature peut porter au jour, à la vue de tous, à l’entendement de toutes et de tous. Comment l’incompréhension demeure, et l’impuissance. Comment Mathieu Riboulet fait acte de lucidité à la pointe de son couteau d’écriture.
« La question de la mort nous cerne en maints endroits ». Cette question jamais assez posée, avec laquelle il fait œuvre d’ouverture. La mort ferme, l’écriture laisse entrer. Le livre dernier est peut-être le plus ouvert, le plus pénétrant.
Une œuvre est un cheminement. Pas un progrès. Quand elle croise la mort, que reste-t-il à part l’élargissement maximum, sans consolation, dans une mise en lumière plus grande que jamais ?
En deux lignes, Mathieu Riboulet saisit un siècle « Un siècle entier d’exactions morales qu’on peine de plus en plus à énumérer tant le vertige saisit, fours crématoires, goulags, génocides khmer et rwandais, révolution culturelle, Sabra et Chatila, clique des généraux sud-américains, apartheid... »
Comment sa table de travail ne serait-elle pas « un vrai foutoir ». Foutre pour ne pas s’en foutre. Forer pour extirper ce qui n’a pas de racines, ce qui gît au coeur de l’humain, gueule ouverte rage garantie. C’est cette qualité physique des textes de Riboulet qui étrangle notre petitesse, et, ici, s’y conjugue un chagrin sans issue qui nous met en larmes. Ceci est mon corps, notre corps.
« Ceci est mon sang » est le titre d’un livre de Jean-Baptiste Niel que l’auteur lut et qu’il cite, parmi beaucoup d’autres livres souvent peu connus, dans un texte écrit pour La revue Monstre en 2010, texte intitulé « À contretemps, décidément », et que les éditions Verdier publient à la fin d’un ouvrage « Compagnies de Mathieu Riboulet » en même temps que « Les Portes de Thèbes ».
Plusieurs écrivains ami•e•s parlent de Mathieu et de son œuvre, dont Marielle Macé, Gwenaëlle Aubry, Jean-Louis Comolli et quelques autres encore. Marie-Hélène Lafon invente un abécédaire où « syntaxe » avec justesse règne en maître. Jean-Claude Milner (qui n’a jamais parlé avec Mathieu Riboulet) se livre à un exercice magnifique sur « la belle langue » : « Que le réel puisse être bien dit, que la belle langue s’affronte aux corps, aux catastrophes, aux rencontres, aux martyres, voilà la première audace du jeune Galilée face à l’inquisition célinienne et à la ruse proustienne. »
Je citerai encore Patrick Boucheron qui fait le détour par Michel-Ange, et le « Noli me tangere » de Christophe Pradeau qui dit le refus du Christ à Marie-Madeleine et son abandon à Thomas, « l’index tendu de l’incrédule à pénétrer dans la nuit béante qui s’ouvre dans son flanc d’homme mort et ressuscité ».
Enfin l’histoire du lien à Anna Maria Ortese - racontée par Simone Pérez, professeur de français de Mathieu Riboulet qui demeura son amie - cette écrivaine italienne auquel il consacra le très beau « Deux larmes dans un peu d’eau » dans la collection merveilleuse « L’un et l’autre » de J.-B Pontalis chez Gallimard.
Mathieu Riboulet, Les Portes de Thèbes.
Compagnies de Mathieu Riboulet. Aux éditions Verdier.